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— Vous suggérez qu’il s’agit plutôt d’un suicide ?

— Bien sûr. C’est évident. À ce stade, personne parmi mon équipe n’envisage sérieusement une autre théorie. Mais le président en tient pour l’assassinat, vous auriez dû le voir il y a un moment. Quasiment hystérique, les yeux fous, en plein délire. Pour mes hommes et moi, ça la fiche mal s’il se persuade qu’il y a eu assassinat. Nous sommes censés veiller à ce que ce genre de chose soit impossible, dans la tour. Mais ce n’est pas simplement mon poste qui est en jeu, docteur. Il y a cette purge fabuleuse qu’il est en train de déclencher, les arrestations, les interrogatoires, les restrictions, tout un programme particulièrement divaguant, déplaisant, coûteux et, autant que je puisse en juger, totalement inutile. Ce que j’aimerais savoir, c’est si vous pensez qu’il y a une chance pour que le président adopte une attitude plus rationnelle, concernant la mort de Mangu, lorsqu’il se sera un peu rétabli.

— Je n’en sais rien. Mais je ne le crois pas. Je ne l’ai jamais vu changer d’avis au sujet de quoi que ce soit.

— Pourtant, l’opération…

— L’a affaibli, je sais. Physiquement et psychologiquement. Mais ça n’a guère affecté sa raison d’une manière qui me soit perceptible. L’idée de l’assassinat lui a toujours trotté dans la tête, bien entendu, et s’il suppose que Mangu a été tué, c’est manifestement parce que cela remplit chez lui un besoin intérieur, un fantasme, quelque chose d’assez complexe et d’assez sombre. Je pense qu’il aurait émis la même hypothèse s’il s’était trouvé en parfaite santé lorsque Mangu est passé par la fenêtre. Aussi son rétablissement, en soi, ne constituera-t-il pas un facteur de nature à modifier son jugement sur cette affaire. Je ne puis que vous conseiller d’attendre trois ou quatre jours, le temps qu’il soit assez remis pour reprendre les rênes, et d’aller le voir avec les résultats complets de votre enquête, de manière à lui montrer avec des arguments probants qu’aucune preuve n’étaie la thèse de l’assassinat. Il faudra compter sur son bon sens fondamental pour l’amener à accepter le fait que Mangu a mis fin à ses jours.

— Et si je lui communiquais le rapport, cet après-midi ?

— Il n’est pas vraiment en mesure de supporter de telles perturbations. Au demeurant, une enquête aussi précipitée lui semblerait-elle crédible ? Non, selon moi il faut attendre au moins trois jours, quatre ou cinq de préférence.

— Et pendant ce temps, il y aura des rafles, des interrogatoires poussés. Des innocents auront à souffrir, mes hommes gaspilleront leur énergie à la recherche d’un assassin chimérique…

— N’est-il pas possible de retarder la purge de quelques jours ?

— Il nous a donné l’ordre de commencer immédiatement.

— Je sais, mais…

— Immédiatement. Et nous l’avons fait.

— Déjà ?

— Oui, déjà. Je sais ce que signifie un ordre du président. Les premières arrestations ont été opérées il y a dix minutes. Je peux faire traîner les interrogatoires de façon que les prisonniers aient à en pâtir le moins possible, avant que je ne communique mes conclusions au khan, mais je ne dispose pas de l’autorité suffisante pour esquiver purement et simplement ses directives. Et Avogadro ajoute calmement : D’ailleurs, je ne voudrais pas m’y risquer.

— Il y aura donc une purge. Shadrak hausse les épaules. Je le regrette autant que vous, j’imagine. Mais il n’y a pas moyen de l’arrêter, vrai ? Et pas d’espoir réel que vous puissiez faire avaler la thèse du suicide à Gengis Mao – ni cet après-midi, ni demain, ni la semaine suivante. Pas s’il veut se persuader que Mangu a été tué. Je suis désolé.

— Moi aussi, fait Avogadro. Bon. Merci de m’avoir accordé votre temps, docteur. Il commence à s’éloigner, puis s’arrête et pose sur Shadrak un regard insistant, scrutateur. Encore une chose. Voyez-vous une raison pour laquelle Mangu aurait voulu se suicider ?

Shadrak fronce les sourcils, considère le problème.

— Non, répond-il au bout d’un moment. Pas à ma connaissance.

Il poursuit son chemin jusqu’à Surveillance Vecteur Un. La grande salle grouille de responsables de haut rang. Shadrak commence d’éprouver une sensation bizarre à se balader ainsi torse nu dans le quartier général. Installé sur le trône ornemental de Gengis Mao, Gonchigdorge enfonce de ses doigts courts les touches d’un énorme clavier qui contrôle tout le dispositif de surveillance vidéo. À mesure que le général martèle les touches, des images de la vie au-dehors, dans le service de traumatologie, défilent en sautillant, venant s’inscrire brutalement dans le cadre pour s’évanouir aussitôt. Ce qui passe sur les écrans donne le vertige et semble obéir à un hasard aussi grand que lorsque la machine est livrée à ses propres caprices. Cela n’a rien de surprenant, car Gonchigdorge manipule le clavier sans la moindre apparence de méthode ni de raison et poussé par une sorte de hargne, comme s’il espérait démasquer un cadre révolutionnaire selon un procédé stochastique de coups de sonde non directionnels – on puise dans le monde au petit bonheur jusqu’à ce qu’on tombe sur une bande de desperados qui agitent un étendard sur lequel on peut lire : NOUS SOMMES DES CONSPIRATEURS. Mais les écrans ne révèlent que la plus banale histoire humaine ; des gens travaillent, marchent, souffrent, se querellent, meurent.

Horthy est apparu silencieusement à la gauche de Mordecai et déclare, non sans une certaine jubilation :

— Les arrestations ont déjà commencé.

— Je sais. Avogadro me l’a dit.

— Vous a-t-il dit qu’il y avait un suspect de premier plan ?

— Qui est-ce ?

De ses pouces, Horthy presse délicatement l’orbite de ses yeux globuleux et injectés. Des effluves psychédéliques flottent encore autour de lui.

— Roger Buckmaster, dit-il. Vous savez, le spécialiste de microingénierie.

— Je sais, oui. J’ai travaillé avec lui.

— On a entendu Buckmaster tenir des discours frénétiques à Karakorum, la nuit dernière. Il appelait au renversement de Gengis Mao et prônait la subversion à tue-tête. Les sécuvils ont fini par l’embarquer, mais ils ont jugé que c’était un simple cas d’ébriété et l’ont relâché.

— Est-ce là ce qui vous est arrivé ? demande Shadrak à voix basse.

— À moi ? Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— À la gare du tubotrain. Je vous y ai vu, vous vous rappelez ? Pendant qu’on passait l’enregistrement du discours de Mangu. Vous avez fait quelques remarques à propos du programme de distribution de l’antidote et les sécuvils…

— Non. Vous devez faire erreur, coupe Horthy.

Son regard vrille celui de Shadrak et s’immobilise. Le physicien a des yeux intimidants – froids et hostiles en dépit de leur côté larmoyant, résultat de trop nombreux excès. Horthy énonce d’une voix très précise :

— C’est quelqu’un d’autre que vous avez vu à Karakorum, docteur Mordecai.

— Vous n’y étiez pas, la nuit dernière ?

— Il s’agissait de quelqu’un d’autre.

Shadrak choisit de se le tenir pour dit et n’insiste pas.

— Toutes mes excuses. Parlez-moi de Buckmaster. Pourquoi croit-on que c’est lui ?

— Son comportement excentrique a paru suspect.

— Est-ce tout ?

— Il faudra vous adresser à la Sécurité pour en savoir davantage.

— L’a-t-on retrouvé près de l’appartement de Mangu au moment du meurtre ?

— Je ne saurais le dire, docteur Mordecai.

— Bien.