— C’est ce que j’ai cru comprendre. Les hommes d’Avogadro bouclent de nouveaux suspects nuit et jour. Quand Gengis Mao sera-t-il satisfait ?
— Lorsqu’il estimera que tous les conspirateurs auront été pris, probablement.
— Les conspirateurs ! jette Katya d’un ton cinglant. L’espace d’un instant, Shadrak sent de nouveau cette intensité qui l’effraie. Quels conspirateurs ? Quel complot ? C’est de la folie pure. Mangu a mis fin à ses jours.
— Toi aussi, tu penses qu’il s’agit d’un suicide ?
— Je ne le pense pas, je le sais, dit-elle à voix basse, le dos tourné à l’immense bâtiment, comme pour éviter les caméras qui pourraient surprendre ses propos.
— Tu parles comme si tu l’avais vu sauter.
— Ne joue pas les idiots.
— Mais qu’est-ce qui te permet de l’affirmer ?
— Je le sais. Je le sais.
— Tu étais là, quand il…
— Bien sûr que non.
— Alors, comment peux-tu être aussi catégorique ?
— J’ai de bonnes raisons. Des raisons suffisantes.
— Tu sais quelque chose que les types de la Sécurité ignorent ?
— Oui.
— Alors, qu’attends-tu pour parler, avant qu’Avogadro arrête toute la population de la planète ?
Elle reste un moment silencieuse.
— Non, dit-elle enfin. Je ne peux pas. Ça me détruirait.
— Je ne te suis pas.
— Tu comprendrais si je te racontais toute l’histoire. Elle le dévisage. Si je le fais, est-ce que ça restera entre nous ?
— Si c’est ce que tu désires.
— Je sens que j’ai besoin de me confier à quelqu’un. J’aimerais tout te dire. J’ai confiance en toi, Shadrak. Mais j’ai peur.
— Si tu préfères te taire…
— Non, non. Je vais parler. Promenons-nous sur la place. Garde le dos tourné à la tour.
— Il y a des caméras partout. Peu importe de quel côté on regarde. Mais enfin, elles ne peuvent pas tout capter.
Ils commencent à marcher. Katya lève un bras et le place devant son visage comme si elle voulait se frotter le nez avec son poignet. Elle en profite pour glisser à Shadrak :
— J’ai vu Mangu la veille de sa mort. On a parlé du projet Avatar. Je lui ai dit qu’il serait le donneur.
— Non ! Tu n’as pas pu faire ça !
Elle hoche la tête d’un air sévère.
— Je ne pouvais plus le garder pour moi. C’était lundi soir, juste avant la transplantation hépatique du khan, n’est-ce pas ? Oui, c’est bien ça. Mangu avait prononcé un discours ce soir-là, au sujet de la distribution mondiale de l’antidote. Après, on est allés prendre un verre ensemble. Il avait peur que Gengis Mao meure sur le billard, ce qui l’aurait obligé à prendre la responsabilité des affaires. Je ne suis pas prêt. Il n’arrêtait pas de répéter ça : Je ne suis pas prêt. Et puis, on s’est mis à parler des trois projets. Il émettait des hypothèses au sujet d’Avatar. Quel serait son rôle dans le gouvernement si le cerveau de Gengis Mao était transféré à l’intérieur d’un nouveau corps ? Le Gengis Mao nouvelle version voudrait-il encore de lui comme vice-roi ? Ce genre de choses. C’était tellement triste, Shadrak, tellement dégueulasse et triste. Et il revenait à la charge, il tournait autour du pot, il essayait de deviner ce qui l’attendait, il échafaudait toutes sortes de scénarios. À la fin, je ne pouvais plus y tenir, je lui ai dit d’arrêter de se creuser la cervelle. Je lui ai dit qu’il perdait son temps et qu’après le transfert, il ne serait plus dans le coin parce que Gengis Mao comptait se servir de son corps.
Cette confession cloue Shadrak sur place. Ses jambes flageolent ; il se sent glacé et peut à peine parler.
— Comment as-tu pu faire ça ?
— C’est sorti tout seul. Écoute, j’étais là, devant ce type, ce pauvre diable condamné qui essayait de déchiffrer son avenir et de voir quel serait son rôle, alors que je savais bien, moi, que son avenir se résumait à zéro, si le projet Avatar était mené à bien. Tout le monde le savait, tout le monde sauf lui. Et je n’avais plus la force de garder ça pour moi.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai cru voir son visage s’effondrer. Ses yeux se sont éteints. Clic, le vide. Il est resté assis un long moment sans rien dire. Puis il m’a demandé comment je savais. Je lui ai dit que des tas de gens étaient au courant. Il m’a demandé si tu savais, et je lui ai dit que je croyais bien que oui. « Je veux parler à Nikki Crowfoot », m’a-t-il dit. Je lui ai répondu qu’elle était à Karakorum avec toi. Alors, il m’a demandé si je pensais qu’Avatar avait une chance de marcher. Je lui ai dit que je n’en savais rien, que je plaçais beaucoup d’espoir dans mon propre projet et qu’avec un peu de chance, Talos devancerait Avatar. C’est une question de temps, ai-je précisé. Pour l’instant, Avatar est en tête, et si quelque chose de grave arrive à Gengis Mao au cours des prochains mois, c’est peut-être ce projet-là qui sera mis en œuvre, car l’automate de Talos demande encore une bonne année de mise au point et le projet Phénix n’avance pas. Il a réfléchi à tout ça. Il m’a dit que pour lui, ça ne comptait pas, de servir ou non de donneur ; l’important, c’est que Gengis Mao lui avait laissé croire qu’il était son héritier, tout en approuvant secrètement un plan qui revenait à lui ôter la vie. C’est ça qui faisait mal, pas l’idée de la mort, ni celle d’abandonner son corps à Gengis Mao, mais la duperie, le fait d’être traité comme un simple d’esprit. Puis il s’est levé, il m’a dit bonsoir et il est sorti. En marchant très lentement. Après, je ne sais plus. Il a dû passer la nuit à remuer tout ça dans sa tête. La manière dont on s’était joué de lui. L’agneau qu’on engraisse en vue du sacrifice. Au matin, il a sauté.
— Au matin, il a sauté, répète Shadrak. Oui, oui. Ça sonne juste. Il y a des vérités qu’on ne peut pas affronter.
— Ce qui signifie qu’il n’y a pas de conspirateurs. Le complot n’existe que dans le délire paranoïaque de Gengis Mao. Ces trois cents personnes qu’on a arrêtées sont innocentes. Combien en a-t-on envoyé aux fermes d’organes, jusqu’ici ? Quatre-vingt-dix-sept ? Tous des innocents. J’ai tout suivi et il n’y a rien que je puisse faire. Je ne peux pas parler. On raconte que le khan refuse ne fût-ce que d’envisager la thèse du suicide.
— Oui, il tient à ce qu’il y ait eu complot, confirme Shadrak. Il prend plaisir à punir les coupables.
— Et si je lui répétais ce que je viens de t’avouer, il me ferait tuer.
— Tu te retrouverais à la ferme d’organes dès demain. Ou alors, il te choisirait comme nouveau donneur pour le projet Avatar.
— Non, ça n’est guère probable.
— Ce serait assez en accord avec sa philosophie. Typiquement centripète, pas vrai ? Tu n’as pas su tenir ta langue et ça lui a coûté le corps de Mangu, alors tu remplaces Mangu. Impeccable.
— Ne sois pas idiot, Shadrak. C’est inconcevable. N’est-il pas un barbare ? Un Mongol ? Il se prend pour la réincarnation de Gengis Khan. Il n’accepterait jamais d’être transféré dans un corps de femme.
— Pourquoi pas ? Les anciens Mongols n’étaient pas sexistes, Katya. Si mes souvenirs sont bons, il leur est arrivé de laisser des femmes exercer la régence lorsqu’une lignée mâle s’éteignait. Il aurait des problèmes d’adaptation, naturellement : le fait de changer de sexe, tous les réflexes, les mille et un petits mécanismes masculins qu’il lui faudrait désapprendre…
— Suffit, Shadrak. C’est une possibilité qu’on ne peut pas envisager avec sérieux.