— Non, mais c’est amusant de…
— Moi, ça ne m’amuse pas. Elle s’arrête et se tourne brusquement vers lui. Elle est pâle, tendue. Que pouvons-nous faire ? Comment mettre un terme à ces arrestations effroyables ?
— Il n’y a aucun moyen. Les choses doivent suivre leur cours.
— Et si l’on s’arrangeait pour que le khan apprenne simplement, d’une source anonyme, que Mangu a eu connaissance du sort qui l’attendait, qu’une personne non identifiée lui a appris de quelle manière il serait utilisé…
— Non. Ou bien Gengis Mao n’en tiendrait pas compte, ou bien il mettrait à la question tous les gens qui ont pu entendre parler du projet Avatar.
— Mais si les arrestations continuent ?
— Avogadro va bientôt se retrouver à court de suspects. C’est presque terminé.
— Et ceux qui attendent leur jugement ?
Shadrak pousse un soupir.
— Nous ne pouvons rien pour eux. Ils sont perdus. Il n’y a rien à faire, Katya. D’une manière ou d’une autre, nous attendons tous notre jugement.
L’image de Mangu le hante tout l’après-midi. Pitoyable Mangu, abusé puis brutalement privé de ses illusions et placé face à la froide réalité. Pourquoi Lindman avait-elle vendu la mèche ? Par compassion ? pensait-elle vraiment l’aider, par hasard ? s’imaginait-elle que cela ferait du bien à Mangu de savoir la vérité ? Était-il possible qu’elle n’eût pas mesuré combien elle se montrait cruelle ? Non. Elle devait savoir qu’un Mangu, aimable et superficiel, obéissant sans poser de questions, un homme qui vivait dans son rêve impossible d’une éventuelle accession au pouvoir suprême et pensait jouir de l’estime, voire de l’affection de Gengis Mao, un tel homme s’effondrerait complètement si l’on balayait son château de cartes.
Elle devait savoir
Évident. Une heure après leur déjeuner, Shadrak voit enfin tout le tableau. En bonne joueuse d’échecs, Katya Lindman avait prévu toutes les conséquences de son mouvement : Elle avoue la vérité à Mangu, elle joue la pitié et se prévaut du besoin irrésistible de tout dire. Sous le coup de l’humiliation, de la peine, de la peur – ou même par désir de vengeance, peu importe le mobile – Mangu réagit en plaçant son corps hors de l’atteinte de Gengis Mao. La disparition de Mangu porte un rude coup au projet Avatar. Nikki, rivale de Katya Lindman, est en déroute ; retardé de plusieurs mois, le projet Avatar perd sa priorité au profit du projet Talos, dont Lindman est responsable ; Shadrak, mystérieusement éloigné de Nikki, se trouve inévitablement rapproché de Katya, dont l’étoile est en pleine ascension. Évident. Et il y a tout le reste : la prétendue commisération de Katya à l’égard des malheureuses victimes des arrestations massives, ses démonstrations de pitié envers le pathétique Mangu – tout cela fait partie de son jeu. Shadrak frissonne. Même dans le climat de cruauté et de duplicité qui règne à l’intérieur de la Grande Tour du Khan, un tel comportement a quelque chose de monstrueux. Katya apparaît comme une créature maléfique et dépourvue de qualités humaines, assez malfaisante pour être la digne compagne de Gengis Mao – ou sinon sa compagne, le réceptacle idéal de l’esprit tortueux du vieil ogre. Oui ! L’espace d’un instant, Shadrak envisage sérieusement de pousser le khan à remplacer le corps de Mangu par celui de Katya : Un choix judicieux, monsieur le Président, très centripète, très adapté à la situation. Il y a pourtant quelque chose qui le trouble, un mobile qui n’est pas éclairci : pourquoi Lindman lui a-t-elle fait toutes ces révélations ? Si elle est un monstre aussi froid, n’a-t-elle pas prévu que tôt ou tard il la verrait sous son vrai jour ? À moins que ce ne soit ce qu’elle recherche, en fin de compte. Mais pourquoi ? Il se perd en conjectures, au point d’en avoir le vertige.
Il éprouve le besoin de se tourner vers Nikki, mais celle-ci se tient toujours à l’écart. Cela fait deux ou trois jours qu’il n’a pu seulement l’avoir au téléphone. Il prend le prétexte d’un bilan du projet Avatar pour l’appeler sans attendre, mais c’est le visage d’un des assistants de Nikki qui apparaît sur l’écran, le Dr Eis, de Francfort. À la vue de Shadrak, Eis, un bon Teuton aux yeux bleu pâle et aux cheveux blonds, marque un léger recul – surprise ? affolement ? dégoût ? Son front se plisse et un rictus tire le coin de ses lèvres, mais il a tôt fait de se reprendre et salue Shadrak de façon très officielle.
— Puis-je parler au Dr Crowfoot ? demande Shadrak.
— Je suis désolé. Elle est absente. Peut-être puis-je vous être…
— Sera-t-elle de retour cet après-midi ?
— Le Dr Crowfoot a pris sa journée, docteur Mordecai.
— J’ai besoin de la contacter.
— Elle se trouve à son appartement. Elle est souffrante et a demandé à ne pas être dérangée.
— Souffrante ? Que se passe-t-il ?
— Une légère indisposition. Un peu de fièvre, des migraines. Elle m’a demandé de vous dire, au cas où vous appelleriez, que nous sommes encore en train d’étudier le problème d’un nouvel étalonnage – pour l’instant, il n’y a pas encore de quoi faire un rapport, pas de…
— Danke, docteur Eis.
— Bitte, docteur Mordecai, répond sèchement Eis tandis que Shadrak coupe la communication.
Il commence à former le numéro de l’appartement de Nikki. Non. Il en a assez des faux-fuyants, des prétextes, des esquives et des remises au lendemain. Nikki s’en tire trop facilement en lui jouant la comédie au téléphone. Il va aller sonner chez elle sans s’annoncer.
Elle le laisse mariner un bon moment dans le couloir avant de répondre, bien qu’elle connaisse sûrement l’identité de son visiteur grâce à l’écran du judas. Enfin, elle se décide à parler.
— Que veux-tu, Shadrak ?
— Eis m’a dit que tu étais souffrante.
— Ce n’est rien de sérieux. Seulement un peu de déprime.
— Puis-je entrer ?
— J’essaie de dormir, Shadrak.
— Je ne resterai pas longtemps.
— Je n’ai vraiment pas la forme. Je n’ai pas envie de voir du monde.
Il commence à s’écarter de la porte, mais non, même si son entêtement doit lui être préjudiciable, il ne se résoud pas à repartir sans l’avoir vue. Il s’entend dire sans pouvoir s’arrêter :
— Laisse-moi au moins voir si je peux te prescrire quelque chose, Nikki. Je suis un médecin, après tout.
Long silence. Il prie désespérément le ciel que personne de sa connaissance ne le surprenne ainsi au milieu du couloir, dans la posture d’un Roméo éperdu qui supplie qu’on le laisse entrer.
La porte s’ouvre enfin.
Nikki est couchée et elle a vraiment l’air malade : le visage fiévreux et congestionné, les yeux rougis. Il règne dans la pièce une odeur de renfermé qui évoque une chambre de malade. Shadrak commence par aller ouvrir la fenêtre ; Nikki lui demande en grelottant de ne pas y toucher, mais il ne l’écoute pas. Lorsqu’elle se redresse, il constate qu’elle est nue sous les couvertures.
— J’irai chercher ton pyjama si tu as froid, dit-il.
— Non. J’ai horreur des pyjamas. Je ne sais pas si j’ai froid ou chaud.
— Puis-je t’examiner ?
— Je ne suis pas si malade que ça, Shadrak.
— J’aimerais tout de même m’en assurer.
— Tu crois que j’ai été frappée par le pourrissement organique ?
— Il n’y a pas de mal à vérifier, Nikki. Ça ne prendra pas longtemps.
— Dommage que tu ne puisses pas faire comme avec Gengis Mao et établir ton diagnostic rien qu’en consultant tes petits gadgets internes. Sans avoir à me déranger.