16 novembre 2008
Afin de célébrer le dixième anniversaire de mon règne, j’ai fait le voyage de Karakorum et inauguré le nouveau complexe de loisirs. On m’a convié à goûter de ces distractions qu’ils nomment « oniromort » et « transtemporalisme ». J’ai choisi l’oniromort.
Fascination irrésistible du morbide. Tout particulièrement de l’illusion du morbide. Ça se déroule sous une tente décorée de motifs pseudo-égyptiens. Les vieilles divinités monstrueuses planent dans tous les coins comme des gargouilles ; c’est tout juste si on ne respire pas la vase du Nil, si l’on n’entend pas bourdonner les mouches. Les aides portent des masques. Les lumières sont vives. Je provoque une agitation considérable. Naturellement, j’étais seul à tenter l’expérience à ce moment-là. Je me suis laissé hypnotiser sous la protection d’une phalange de gardes triés sur le volet. La sensation qu’on est en train de mourir. Très convaincant, ai-je pensé. (Mais que peut-on en savoir ?) Puis un rêve. Mais le monde de mon rêve était exactement semblable à celui de la veille. On m’avait promis des illusions fastueuses, des fantaisies surréelles. Zéro. M’ont-ils trompé ? Ont-ils peur de laisser Gengis Mao connaître l’expérience authentique ?
4 juin 2010
Le nouveau médecin a pris son service ce matin. Shadrak Mordecai, un nom étrange. Un Américain, intelligent et appliqué. Je le terrifie, mais ça passera peut-être. Il se tient tellement raide en ma présence ! Il possède une formation de gérontologue et appartient depuis plusieurs années à l’équipe du projet Phénix. Ce matin, je lui ai dit : « Nous allons faire un marché, vous et moi. Vous préservez ma santé et je préserverai la vôtre, d’accord ? ». Il a souri, mais il n’en menait pas large. J’ai peut-être eu la main un peu lourde.
Shadrak achève tant bien que mal de dicter son profil et passe à la tâche suivante. Il doit examiner un rapport d’Irayne Sarafrazi. Rien de très neuf ; le projet continue d’achopper sur le problème de la détérioration des cellules cérébrales. Ainsi que l’avait prévu Shadrak, Phénix piétine. Il devra néanmoins lire le rapport jusqu’au bout et trouver quelques paroles encourageantes en guise de commentaire. Et toujours, dans sa tête, la voix revient sournoisement le distraire par de brusques bouts de fable. Il se force à poursuivre son travail tout en essayant d’ignorer les parasites mentaux.
15 mai 2012
La pire des nouvelles ! On a assassiné Mangu. Voici Horthy, dont le bêlement hystérique me parle de corps précipités dans le vide. Comment est-ce possible ? Ils se glissent en silence dans la chambre de Mangu, le saisissent, l’amènent à la fenêtre, et hop ! Quelle fureur est la mienne. Et quelle peine, quelle amertume. Que vais-je faire ? Mes plans pour Mangu sont réduits à néant. Shadrak m’informe que le projet Phénix est en rade, peut-être de façon permanente, à cause de problèmes biologiques. Le projet Talos avance tout doucement, et du reste il ne m’a jamais vraiment séduit. Ce qui nous laisse Avatar, et Avatar sans Mangu, c’est…
Ah ! Je me servirai de Shadrak. Un beau corps – j’y vivrai heureux. Et noir. Voilà du nouveau. Je me dois d’essayer tous les types humains. Peut-être, lorsque le corps de Shadrak aura vieilli, m’installerai-je dans celui d’un Blanc – ou peut-être d’une femme – quelque jour dans celui d’un géant, ou dans celui d’un nain – tous les possibles.
Shadrak s’est montré bon médecin et bon compagnon. Mais il est d’autres médecins, et la compagnie devient le cadet de mes soucis. Aurai-je des scrupules à l’éliminer ? Un jour ou deux, peut-être. Il faut que je me place au-dessus de tels sentiments.
16 mai 2012
J’ai repensé au choix de Shadrak pour remplacer Mangu. Manifestement, un reste de sentiment de culpabilité rôde dans un coin de mon esprit. Pourquoi donc ? Je ne me propose pas de le tuer, mais de l’ennoblir en faisant de son corps le réceptacle d’une immense puissance. Il pourrait certes m’objecter que ce que j’envisage pour lui, si ce n’est pas un assassinat pur et simple, constitue au mieux une forme d’esclavage, et l’esclavage, sa race en a eu plus que sa part. Mais non : Shadrak et ses ancêtres, ce n’est pas la même chose ; d’ailleurs, la Guerre virale a annulé toutes les dettes en frappant sans distinction les maîtres et les esclaves, les généraux et les nouveau-nés. Ceux qui en ont réchappé se sont trouvés réduits à l’état de survivants pur et simple : sans passé, libres, sujets d’une loi nouvelle où chaque jour, l’histoire renaît vierge. Aux yeux de qui les péchés des négriers ont-ils encore un sens aujourd’hui ? La société, le réseau de relations qui se développèrent sous l’impulsion de l’esclavage et de ses conséquences – et même de l’émancipation et de ses conséquences – ont disparu corps et biens. Et moi, je suis Gengis Mao, et j’ai besoin de son corps. Qu’ai-je à faire de la culpabilité d’autrui ? Je ne suis pas allemand ; si nécessaire, je peux envoyer des juifs au four sans avoir à me faire pardonner les fautes passées. Je ne suis pas un Blanc ; je puis donc réduire un Noir en esclavage. Le passé est mort. L’histoire est une page blanche. Du reste, s’il existe encore des impératifs historiques, eh bien, je suis mongol ; mes ancêtres ont réduit la moitié du monde en esclavage. Puis-je faire moins ? Je prendrai son corps.
27 mai 2012
En écoutant les conversations enregistrées cette semaine, je découvre que Katya a avoué la vérité à Shadrak. Elle lui a appris qu’il serait le prochain donneur d’Avatar. Katya parle trop. Il n’entrait pas dans mes intentions que Shadrak fût mis au courant, mais passons. Je l’observerai de près, maintenant qu’il détient ce savoir. Les souffrances de l’humanité m’instruisent dans l’art de gouverner. Ou, pour dire les choses plus crûment, j’aime les voir se débattre. N’est-ce point ignoble ? Mais j’ai gagné le droit de m’adonner à de tels passe-temps, moi qui ai porté le fardeau du pouvoir au long de quatorze années. Je n’ai pas été un Hitler, que je sache ? Pas plus qu’un Caligula. Et pourtant, le pouvoir donne droit à certaines distractions. En compensation du fardeau meurtrier ; de l’horrible responsabilité. La chose étonnante est que Shadrak ne soit pas encore en train de se débattre. Il est étrangement calme. Sans doute n’arrive-t-il pas encore à croire ce que Katya lui a dit. Il n’est pas viscéralement persuadé. Ça viendra. Attends un peu. Tôt ou tard, ça lui tombera sur la figure.
Ce jeu cesse brusquement d’amuser Shadrak. Il ne prend plus le moindre plaisir à ces subtils exercices d’ironique parallaxe, à ces essais de mise en perspective psychologique. La distance entre sa fiction et lui s’est soudain réduite, et ça fait mal, ô combien, la lame passe trop près du nerf, ça fait mal et la douleur est fulgurante. En dix minutes, il est parvenu à faire éclater sa belle sérénité. Il ne se contente plus de se débattre, à présent. Il saigne. Souffrance, peur et colère le tourmentent. Il a l’impression que tout le monde s’est entendu pour le jeter aux chiens. Lui, le spirituel, le civilisé, le consciencieux Shadrak Mordecai, lui qui est tellement humain, il n’est qu’un nègre de plus, à passer aux profits et pertes. Si Katya lui a dit la vérité. Si. Si. L’angoisse visite Shadrak. Elle est là, la fournaise, et il est en plein dedans.
L’ombre pesante de Gengis Mao l’écrase. Un jour, ils viendront le chercher, ils lui colleront des électrodes et ils gommeront sa belle âme irremplaçable, puis, sans attendre, ils lui feront une insufflation de vieux Mongol rusé. En sera-t-il vraiment ainsi ? Oui, dit Katya. Peut-il la croire ? Doit-il la croire ? Il tremble. La terreur le fouette comme un vent glacé. Il veut la paix. Il aurait bien besoin d’un coup de tranquillisant. Celui de Gengis Mao. Un bon coup de 9-pordenone, ou même quelque chose de plus musclé. Mais Shadrak répugne à se droguer en état de crise. Il a besoin de tous ses esprits.