— Oh ! Shadrak !
— Après tout, c’est moi la pièce principale, pas vrai ?
— Ne fais pas l’idiot.
— Tu devrais trouver un autre hôte pour Gengis Mao. Il faudrait encore procéder à un nouvel étalonnage. Tu…
— Arrête. Je t’en prie.
— D’accord. De toute façon, il est vain de chercher à échapper au khan.
— Tu ne vas même pas essayer ?
— Non.
Elle le dévisage un long moment en silence avant de dire :
— Je suppose que je devrais éprouver du soulagement pour ça aussi.
— Pourquoi ?
— Si tu refuses de prendre la responsabilité de sauver ta peau, moi je n’ai plus à supporter celle de… de…
— De ce qui m’arrivera si je reste ici ?
— Oui.
— Tu as raison. Pas besoin de te sentir coupable. J’ai été bien prévenu et, pourtant, je décide en toute liberté de rester et d’affronter le sort. Tu es absoute, Nikki. Tes mains sont lavées de mon sang.
— Tu te paies ma tête, Shadrak ?
— Pas aujourd’hui, non.
Ils échangent à nouveau un regard étrange. Il ressent encore ce mystérieux désir physique, cette envie grotesque et hors de propos. Il soupçonne que s’il l’empoignait et s’il la culbutait sur la moquette, entre le bureau et les classeurs, il pourrait la prendre là, à l’instant même, dans son propre bureau, une dernière baise dingue et frénétique. Puis il se représente Eis et ses collègues en train de cavaler de l’autre côté de la porte fermée à clef, la tête pleine de leurs ordinateurs et de leurs chimpanzés, tout à leurs programmes de simulation de transfert de la personnalité-Gengis Mao, et ça le calme un peu. Rien qu’un peu.
Nikki se met à rire.
— Qu’y a-t-il de drôle ? demande-t-il.
— Te souviens-tu de cette fois où on a discuté l’idée de Gengis Mao et toi ne formant qu’un seul système vital, un dispositif autocorrecteur de traitement de l’information ? C’était avant que tout ceci ne soit arrivé. Mangu vivait encore, je crois. J’expliquais comment le ciseau, le maillet et la pierre ne sont que des aspects du sculpteur ou, plus exactement, comment le sculpteur, ses outils et son matériau ne forment qu’une seule entité pensante et agissante, une seule personne, et de quelle manière Gengis Mao et toi…
— Oui. Je me souviens.
— Ce sera encore plus vrai dorénavant, non ? Au sens le plus littéral. J’y vois une terrible ironie. Ton système nerveux et le sien, solidaires, entrelacés, indiscernables. Tu m’avais répondu ce soir-là que non, la comparaison ne tenait pas, que Gengis Mao pouvait te transmettre des données mais pas l’inverse, et que de ce fait il y avait une borne discrète au cheminement de l’information. Ça va changer, à présent. Il deviendra impossible de dire où l’un de vous s’arrête et où l’autre commence. Mais ce soir-là, j’avais voulu te faire comprendre que tu ne saisissais pas vraiment le concept – que le marbre est incapable de concevoir une statue, mais qu’il ne fait pas moins partie du système cohérent qu’est la sculpture, de la même manière que tu ne peux pas alimenter Gengis Mao en données métaboliques, ce qui ne t’empêche pas d’être intégré au système global Gengis Mao ; l’interaction existe, vous êtes liés l’un à l’autre par un rapport rétroactif, il y a… Le flot de paroles s’interrompt brutalement et c’est d’une voix différente qu’elle reprend : Oh, Shadrak, pourquoi refuses-tu de te mettre à l’abri ?
— Je te l’ai expliqué. Ça ne sert à rien. Je n’arrête pas de le répéter, mais personne ne semble vouloir me croire.
Il essaie de se représenter comme un élément du système Gengis Mao. Il examine les analogies. Il n’est pas douteux que ses senseurs et ses implants établissent entre le khan et lui des liens très particuliers. Mais son rôle dans le système-Gengis Mao n’est ni plus ni moins considérable que celui du bloc de marbre de Michel-Ange dans le système de la sculpture. Si Michel-Ange considère qu’un bloc de marbre donné ne sert plus les besoins de la conception d’ensemble, il le rejette sans se poser de questions et en introduit un autre dans le circuit.
Nikki est agitée d’un tremblement.
— Si tu ne veux pas essayer de te sauver, dit-elle, personne ne peut plus rien pour toi.
Lorsque Gengis Mao et lui partageront le même corps, ils formeront véritablement un dispositif de traitement intégré de l’information. Il va de soi qu’une telle unité n’exige qu’un seul bio-ordinateur, un seul cerveau, un seul esprit, un seul moi. Et ce moi ne sera pas celui de Shadrak Mordecai.
— Je sais tout ça, dit-il. Nous en avons déjà parlé. J’en prends la pleine responsabilité.
— Ça ne te touche pas ?
— Peut-être pas. Peut-être plus. Je n’en sais rien.
— Shadrak…
Elle tend la main vers lui – une ouverture, peut-être de nature sexuelle, peut-être simplement le réflexe de quelqu’un qui cherche à rattraper un homme en train de se noyer. Il se dérobe. Il y a un mur entre eux, une barrière imperméable de mots et de peurs, de doutes, d’hésitations et de culpabilité. Cela ne le gêne pas. Il se réfugie derrière ce mur. Mais il y a aussi entre eux, persistante, cette attirance sexuelle, cette ligne à haute tension érotique qui franchit la barrière, qui la brise, la perce comme une vrille et l’attaque comme un acide. Et voici que la barrière a disparu. Il aime Nikki, il la hait, il la désire, il l’abomine. Il ébauche un geste à son tour et s’interrompt. Ils sont comme deux adolescents, hésitants jusqu’à l’absurde, tout en feintes ridicules, en faux départs saugrenus et en replis maniérés. Il sourit nerveusement, elle de même. Elle est manifestement aussi consciente que lui des minuscules retournements qui s’opèrent entre eux, et en eux, à la vitesse de l’éclair. C’est comme s’ils voyageaient à bord d’un paquebot pris dans des eaux turbulentes – coincés à l’intérieur d’une petite cabine avec un lourd coffre de métal qui glisse en tous sens, suivant le gonflement des vagues, et frappe les parois tandis qu’ils bondissent pour l’éviter ; le coffre les poursuit et les écrasera s’ils ne parviennent pas à se garer à temps. Il est certain que leur situation a quelque chose de comique, mais le danger n’en est pas moins réel et il n’y a pas de quoi rire. Le coffre est si lourd, la mer si mauvaise, la cabine si petite, et ils commencent à se fatiguer.
Et soudain les voici réunis, ils s’étreignent, ils s’empoignent, une bouche cherche une autre bouche, les doigts creusent la chair avec fureur. Cette force aveugle et irrationnelle qui s’est déchainée en lui, qu’il a déchaînée en lui, le terrifie. « Non », murmure-t-il alors même qu’il agrippe ses vêtements et se lance contre elle, retrouvant la rondeur des seins sous la blouse asexuée. « Non », gémit-elle, aussi effarée qu’il peut l’être. Mais ni l’un ni l’autre ne résistent. Ils exécutent une danse ridicule, s’emmêlent et partent à la renverse. Sur la moquette, entre le bureau et les classeurs.
Ils ne se déshabillent pas. Zip la braguette et hop la jupe ; ça n’a rien d’une tendre étreinte, ni même d’une exhibition de gymnastique sexuelle, c’est le coït sauvage, l’emboîtement désespéré de la chair, sans fioritures. Ses mains glissent le long des cuisses fermes, ses doigts trouvent la fente intime, déjà humide et brûlante ; Nikki roule son ventre contre lui ; d’un coup, aveuglément, il s’enfonce en elle. Ils ont à peine assez de place pour bouger ; elle se soulève, pieds pointés vers le plafond ; il glisse les mains sous ses fesses et, la soutenant ainsi, il la fout comme un dément. Il lui semble qu’elle commence à jouir presque immédiatement, avec de petits frémissements, de petits cris qui ne lui sont pas habituels ; il la rejoint bientôt avec des spasmes galvaniques qui lui arrachent un cri rauque et douloureux. Anéanti, il se laisse retomber fort peu élégamment sur la poitrine de Nikki. Elle le serre dans ses bras et le berce avec une patience amoureuse, prête, semble-t-il, à le tenir ainsi pendant des heures ou des semaines, mais au bout de deux ou trois minutes, il se dégage, abasourdi, hésitant à croire à la réalité de ce qui vient de se passer entre eux.