Il dort seul cette nuit-là et pour une fois il dort bien, comme si la perspective de son voyage autour du monde pouvait, non sans perversité, calmer son inquiétude. Il s’éveille avant l’aube, fait sa gymnastique pour la forme, boucle ses valises en vitesse, sans emporter grand-chose. Le masque vert de l’écran lui apprend qu’on est aujourd’hui.
Vendredi
1er juin
2012
Il ne perd pas de temps en adieux. Alors que le soleil pointe à l’horizon, il appelle une voiture et se fait mener à l’aéroport.
1er juin 2012
J’ai fini par lui parler des voix. Malgré mes bonnes résolutions. Ai-je bien fait ? Mais il ne m’a pas pris au sérieux. Moi-même, est-ce que je me prends au sérieux ? Est-ce que je prends les voix au sérieux ? Peut-être sont-elles les symptômes d’un sérieux déséquilibre mental Et les saints, étaient-ils donc fous, eux aussi ? Les voix chuchotent à mon oreille. Elles se sont toujours manifestées en période de crise. C’est pendant la Guerre virale que je les ai entendues avec la plus grande clarté. Une voix disait, je suis Temudjin, Gengis Khan, et toi, tu es mon fils, tu seras Gengis II. Une voix de tonnerre, bien qu’elle ne fit que murmurer. Et je suis Mao, disait une autre voix, lisse comme la soie. Tu es mon fils, disait Mao, tu seras Mao II. Mais nous avions déjà eu un Mao II, le sale petit couard, il a complètement ruiné son pays avec ses idioties, et il y avait même eu, brièvement, un Mao III, dans ces jours qui précédèrent la Guerre virale, alors j’ai répondu à Mao, je lui ai dit qu’il retardait, qu’il était trop tard pour faire de moi Mao II, que je ne saurais être que Mao IV. Il a compris. Ils m’ont béni, ils m’ont sacré. Je suis devenu Gengis II Mao IV. Ce sont mes voix qui m’ont adoubé, ordonné, consacré. Et elles m’ont guidé. Est-ce un signe de schizoïdie d’entendre des voix désincarnées ? Ça se pourrait. Alors, suis-je schizoïde ? Très bien, je suis schizoïde. Seulement, je suis aussi Gengis II Mao IV, et c’est moi le maître du monde.
20
Ce matin-là, s’entend dire Shadrak, aucun vol n’est prévu à destination de Jérusalem, Istanbul, Rome, ou toute autre escale qui permettrait raisonnablement de gagner ces villes. Il y a bien un avion en partance pour Pékin, mais Pékin est trop proche d’Oulan-Bator et les Chinois ressemblent trop aux Mongols ; or Shadrak a besoin d’un vrai changement de décor. Il y a aussi, un peu plus tard, un vol à destination de San Francisco, mais San Francisco se trouve mal situé par rapport au reste de son itinéraire. Enfin, il y a un départ imminent pour Nairobi. En fait, malgré les liens ancestraux dont il a vaguement conscience, Shadrak n’avait pas envisagé de se rendre à Nairobi ni dans aucune autre ville d’Afrique noire. Mais il se dit que la spontanéité sert l’esprit. À cet instant, la perspective d’un voyage à Nairobi semble étrangement attirante. Il n’hésite pas et, cédant à son impulsion, monte à bord de l’avion.
Il n’a pas quitté la Mongolie depuis deux ans et demi – depuis ce jour où Gengis Mao, contre toute attente, avait décidé de présider en personne une réunion du Comité, aussi gigantesque qu’inutile, qui devait se tenir dans les locaux délabrés des Nations unies à New York. À l’époque, Shadrak n’était pas encore le médecin du khan – Teixeira, un interniste portugais prudent et avisé, remplissait ce rôle –, mais Teixeira se mourait tout doucement de leucémie et Shadrak était formé progressivement à son futur emploi. Officiellement, Shadrak se rendait à New York en qualité de simple assistant, hallebardier dans la troupe nombreuse du khan, mais lorsque Gengis Mao fui terrassé par l’hypertension à l’issue d’un discours de six heures prononcé depuis la tribune de l’ex-assemblée générale, ce fut Shadrak qui régla le problème pendant que Teixeira, réduit à l’impuissance et bourré de drogues, gisait dans sa chambre. Depuis cet épisode, Gengis Mao avait inventé Mangu pour le charger de vaquer aux corvées officielles et ne s’était plus éloigné d’Oulan-Bator. Il en allait de même pour Shadrak, qui se retrouve pourtant aujourd’hui en train de contempler, par le hublot d’un long-courrier supersonique, la morne steppe mongole qui disparaît rapidement à sa vue. Dans quelques heures à peine, il sera en Afrique.
L’Afrique ! Déjà les données de la télémesure en provenance de Gengis Mao se brouillent alors que peu à peu Shadrak approche de la limite des mille kilomètres. Grâce à ses implants, il capte encore de faibles signaux, des clics et des blips, mais il devient de plus en plus difficile, tandis que l’avion file vers le sud-ouest, de les traduire en une représentation intelligible de l’activité organique du président. Gengis Mao, ses reins, son foie et son pancréas, son cœur et ses poumons, ses artères, ses intestins, tout cela est loin et devient irréel. Bientôt, les signaux ont entièrement disparu, tombés en-dessous du seuil de perception, et Shadrak, stupéfait, se retrouve seul dans son propre corps. Ce silence écrasant ! L’absence de données injectées en lui au niveau subliminal ! Il avait oublié ce qu’était la vie sans le gargouillement constant des jets d’information qui traversaient sa conscience et, dans les premiers moments qui suivent la sortie du rayon d’action de la télémesure, il éprouve presque un sentiment de dépossession, il lui semble avoir perdu un de ses sens principaux. Puis ce silence intérieur commence à lui paraître normal et il se détend.
L’avion est confortable – un siège vaste et moelleux où caler ses fesses, de l’espace pour remuer les jambes. Il doit dater d’une vingtaine d’années ; à coup sûr, d’avant la Guerre virale. Beaucoup d’industries, dans l’aéronautique, ont disparu depuis. Avec un programme correct d’entretien du matériel, la population grandement réduite de l’après-guerre n’a aucune peine à s’accommoder des appareils hérités du monde turbulent et populeux des années 1980, où les vieilles sociétés industrielles connurent leur dernière grande période d’expansion déchaînée – et ce, paradoxalement, au milieu de pénuries et de déstabilisations épouvantables. Non pas que la Guerre et le pourrissement organique aient mis un terme au progrès technologique : Shadrak avait pu voir l’énergie de fusion sauver le monde de la crise ; on avait pu, à l’aide de taupes mécaniques, doter la plupart des zones urbaines d’un système entièrement nouveau de tunnels de circulation ; le domaine des communications avait acquis une immense sophistication ; l’informatisation de la société était à peu près complète ; et ainsi de suite. Même les sociétés commerciales et la Bourse ont survécu. Le seul fait que les deux tiers de la population ont péri – et qu’une nouvelle structure politique presque dictatoriale a été imposée aux survivants – n’a pas suffi à amener une rupture totale avec le monde ancien. Mais on se trouve en présence d’une société coopérative, quotidiennement affaiblie par le harcèlement du pourrissement organique et oppressée par un certain sentiment de stagnation et de futilité que le régime de Gengis Mao ne semble pas capable de dissiper : une telle société n’a pas besoin de nouveaux jets de transport tant que les vieux peuvent encore voler.