Выбрать главу

— Je parle six langues, annonce le chauffeur. Kikuyu, masaï, swahili, allemand, français, anglais. Vous êtes Britannique d’Angleterre ?

— Américain, fait Shadrak, une étiquette qui sonne bizarrement à ses propres oreilles. Et pourtant, que répondre ? Mongol ?

— Américain ? Ah ! New York ? Los Angeles ? Dans le temps, on avait plein d’Américains ici. Avant la grande mort, vous savez ? Cet avion qu’ils venaient avec, gros, trop gros, toujours plein, tous ces Américains ! Ils viennent voir les animaux, vous savez ? Dans la brousse. Avec les caméras. Plus maintenant. Longtemps, qu’on a plus d’Américains ici. Plus personne, ici. Il rit. Époque différente, à présent. Époque terrible. Sauf pour les animaux. Bonne époque pour les animaux. Vous voyez, là, au bord de la route ? Hyène. Au bord de la route !

Oui, Shadrak voit : une bête sinistre et balourde se tient accroupie, tel un ourson disgracieux, sur le bord de la route. Le chauffeur l’informe qu’on trouve des animaux sauvages partout, à présent – des autruches qui se pavanent dans les rues principales de Nairobi, des lions et des guépards qui font leur ordinaire des fermiers avoisinants, d’immenses bandes de gazelles bondissantes sur le campus de l’université.

— Parce qu’il n’y a pas assez de gens, à présent, poursuit le Kikuyu. Presque tous trop malades. Pas beaucoup de chasse maintenant. La semaine dernière, un gros éléphant, il a arraché l’arbre devant le New Stanley Hotel. Très vieil arbre, très célèbre. Très gros éléphant.

Naturellement. Avec la population mondiale réduite à ce qu’elle était au début du XIXe siècle, les animaux devaient bien commencer à revendiquer leur territoire. Ils ne portaient pas les stigmates de la Guerre virale, et même les primates les plus proches de l’homme avaient été épargnés : seuls les infortunés chromosomes humains pouvaient entretenir la pourriture.

En cours de route, il aperçoit d’autres animaux : deux zèbres superbes, quelques phacochères, ainsi qu’un groupe d’antilopes au dos nettement gibbeux et aux pattes grêles ; ces dernières sont des gnous, lui apprend le chauffeur. Shadrak se réjouit devant ce nouvel essor de la nature, mais son plaisir se mêle de tristesse, car si les gnous viennent paître au bord des routes et si l’herbe pousse dans les rues des villes, c’est que le temps de l’homme touche à sa fin, et Shadrak n’est pas préparé à cette idée.

En réalité, l’herbe ne pousse pas tant que cela dans les rues de Nairobi, du moins pas sur le boulevard large et élégant que le taxi emprunte pour pénétrer dans la ville. De tous côtés, les arbustes en fleurs font naître la beauté. Au sortir d’un Oulan-Bator monochrome, Naibori est un enchantement pour les yeux. Les bougainvillées couvrent chaque mur d’une marée rouge, orange et violacée ; des plantes grasses et des touffes serrées de lavande tapissent les terre-pleins au centre de la chaussée ; d’épais aloès aux multiples tentacules se dressent telles des sentinelles au coin des rues ; il reconnaît des hibiscus et des jacarandas, mais la plupart des arbres et des buissons qui emplissent les rues de leurs masses bariolées lui sont inconnus. Le spectacle est joyeux, brillant et curieusement émouvant : qui pourrait éprouver du désespoir, s’interroge-t-il, dans un monde qui offre une aussi intense beauté ? Mais la joie supérieure que communiquent les fleurs éblouissantes de Nairobi la coquette trouve sa propre négation à l’instant où elle naît, car Shadrak se demande également comment, lâchés dans ce monde splendide, nous avons pu nous débrouiller pour l’abîmer autant, et d’aussi lamentable manière. Cependant, le spectacle de cette ville bénie du sort, capricieuse et stimulante, fait naître en lui plus de joie que de tristesse.

Et voici Shadrak Mordecai lancé dans les rues fleuries et caressées de soleil de Nairobi, à bord d’un vieux tape-cul qui finit par le déposer devant son hôtel, le Hilton, une grotte non moins usée dont il pourrait bien être l’hôte unique. Le personnel le traite avec une déférence remarquable, comme quelque prince en visite. Ce qu’il est, d’une certaine manière, aux yeux de ces gens. Ils savent qu’il habite dans la capitale et voyage muni d’un passeport du CRP ; ils en tirent probablement la conclusion que Shadrak a sa place à la droite de Gengis Mao, ce qui n’est que la simple vérité, bien qu’il n’appartienne en aucune manière au gouvernement. Jusqu’à ceux qui n’ont pas vu son passeport sont en admiration devant lui. Dans les couloirs, ils interrompent leur tâche pour se retourner sur son passage. Ils hochent la tête en le désignant. Shadrak se voit ainsi rappeler un fait qu’il a tendance à oublier : sa dignité, sa présence en imposent ; assurance et maîtrise de soi lui donnent une apparence physique frappante ; il émane de lui une aura qui inspire le respect. Lorsqu’on vit dans l’ombre de Gengis Mao, il est dur de se souvenir qu’on est soi-même une personne, voire une personne considérable, et non un simple prolongement du président. À Nairobi, il redécouvre ce savoir.

À l’occasion d’une promenade, une demi-heure après son inscription à l’hôtel, il redécouvre une autre évidence : ici, tout le monde est noir. Enfin presque tout le monde. Il remarque quelques commerçants chinois, deux ou trois Indiens, quelques Blancs âgés, mais ce sont là des exceptions, aussi frappantes dans ce contexte que Shadrak peut l’être à Oulan-Bator. Mais pourquoi s’étonnerait-il de rencontrer la négritude en ce lieu ? C’est ici l’Afrique ; c’est ici qu’on est noir. Au fond, c’était la même chose, à Philadelphie, quand il était gamin – les Blancs s’aventuraient rarement dans le voisinage, et, du moins dans sa petite enfance, il lui avait été facile de s’imaginer que le monde s’arrêtait aux limites du ghetto, que le noir était la norme et que ces êtres bizarres qu’il croisait à l’occasion, avec leurs visages roses, leurs yeux bleus, leurs cheveux plats ou flottants, constituaient des aberrations de la nature, comme les girafes de son livre d’images. Mais ce qu’il voit ici n’a rien d’un ghetto. Il s’agit d’une nation, d’un univers où les policiers et les maîtres d’école et les représentants du Comité et les pompiers sont noirs, où les ingénieurs de la centrale nucléaire sont noirs, où les chirurgiens du cerveau et les ophtalmologues sont noirs, noirs de haut en bas. Des frères et des sœurs partout, et pourtant il se sent séparé d’eux ; il n’éprouve aucun sentiment de parenté mais s’étonne au contraire de cette omniprésence du noir. Peut-être a-t-il trop longtemps habité la Mongolie. À vivre dans cet amalgame polyglotte et multiracial qu’est l’entourage de Gengis Mao, il a perdu de son identité ethnique ; à vivre parmi des millions de Mongols, il a acquis une conscience très vive de sa différence, voire de sa monstruosité, et, de ce fait, il se trouve aliéné, même au milieu des siens. Si ces gens qui parlent le swahili, ces familiers de l’autruche et du guépard, porteurs d’un sang pur des gènes des négriers, peuvent être appelés « les siens ».

Une autre évidence, encore, vient le frapper : Nairobi, ce n’est pas seulement l’air lumineux et vibrant, les larges avenues, pas seulement les charmilles d’hibiscus et de bougainvillées. Toute séduisante qu’elle soit, la ville est bien rattachée au pavillon des Traumatisés, et il n’a guère besoin de s’éloigner du périmètre de l’hôtel pour rencontrer les patients. Ils traînent dans les rues par vingtaines, frappés à des degrés divers par la maladie ; certains n’offrent au regard que la perte de couleur et la léthargie qui traduisent leur confusion première devant la débâcle accélérée de leurs corps ; d’autres avancent courbés, ratatinés et hébétés ; d’autres saignent déjà, ivres de souffrance et mouchetés de la sueur brillante qui annonce leur mort imminente. Ceux qui ont atteint les stades ultimes du mal suivent une orbite solitaire ; chacun, isolé, traîne les pieds au hasard des rues, Dieu sait pourquoi, luttant avec une incompréhensible détermination afin d’atteindre quelque destination inaccessible avant que la crise finale les terrasse. Souvent, les victimes du pourrissement organique s’arrêtent pour dévisager Shadrak, comme si elles le savaient immunisé et attendaient de lui le don d’une force quelconque, une infusion charismatique qui leur confère la même immunité, panse leurs plaies et leur redonne l’intégrité du corps. Mais rien dans leurs yeux n’exprime particulièrement le reproche ou l’envie ; c’est le regard calme et soutenu que vous lance parfois l’animal en train de paitre : indéchiffrable mais exempt de menace, un regard qui ne vous rend aucunement responsable de l’abattoir.