Non, pourtant: dans ce compagnon d'aujourd'hui, attelé avec moi sous le même fardeau, il m'est impossible de voir un ennemi ou un rival.
C'est Null Achtzehn. On ne lui connaît pas d'autre nom. Zéro dix-huit, les trois derniers chiffres de son matricule: comme si chacun s'était rendu compte que seul un homme est digne de porter un nom, et que Null Achtzehn n'est plus un homme. Je crois bien que lui-même a oublié son nom, tout dans son comportement porterait à le croire. Sa voix, son regard donnent l'impression d'un grand vide intérieur, comme s'il n'était plus qu'une simple enveloppe, semblable à ces dépouilles d'insectes qu'on trouve au bord des étangs, rattachées aux pierres par un fil, et que le vent agite.
Null Achtzehn est très jeune, ce qui constitue un grave danger. Non seulement parce que les adolescents supportent moins bien que les adultes les fatigues et les privations, mais surtout parce que, ici, pour survivre, il faut avoir accumulé une longue expérience de la lutte de chacun contre tous, que généralement les jeunes n'ont pas. Et même si Null Achtzehn n'est pas particulièrement éprouvé physiquement, personne ne veut travailler avec lui. Car tout lui est à ce point indifférent qu'il ne se soucie même plus d'éviter la fatigue et les coups, ni de chercher de quoi manger. Il exécute tous les ordres qu'on lui donne, et il est fort probable que lorsqu'on l'enverra à la mort, il ira avec la même indifférence.
Il lui manque l'astuce élémentaire des chevaux de trait, qui cessent de tirer un peu avant d'atteindre l'épuisement: il tire, il porte, il pousse tant qu'il en a la force, puis il s'écroule d'un coup, sans un mot d'avertissement, sans même lever de terre ses yeux tristes et éteints. Il me rappelle les chiens de traîneaux des livres de Jack London, qui peinent jusqu'au dernier souffle et meurent sur la piste.
Comme chacun de nous s'efforce par tous les moyens d'éviter les tâches les plus pénibles, il est clair que Null Achtzehn est celui qui travaille le plus; et comme c'est un compagnon dangereux, chacun évite de travailler avec lui. Personne ne voulant par ailleurs travailler avec moi, parce que je suis faible et maladroit, il arrive souvent que nous nous retrouvions ensemble.
Tandis que, les mains vides, le pas lourd, nous revenons encore une fois de l'entrepôt, une locomotive nous barre la route, avec un bref coup de sifflet. Tout heureux de l'interruption forcée, Null Achtzehn et moi nous nous arrêtons: le dos voûté, hébétés de fatigue, nous attendons que les wagons aient fini de défiler lentement devant nous.
… Deutsche Reichsbahn. Deutsche Reichsbahn. SNCF. Deux gigantesques wagons russes, avec la faucille et le marteau à moitié effacés. Deutsche Reichsbahn. Puis Cavalli 8, Uomini 40, Tara, Portata: un wagon italien… Ah ' monter dedans, se blottir dans un coin, bien caché sous le charbon, et îester là sans bouger, sans parler, dans l'obscurité, à écouter sans fin le bruit rythme des rails, plus fort que la faim et la fatigue, jusqu'au moment où finalement le wagon s'arrêterait, je sentirais la tiédeur de l'air et l'odeur du foin et je pourrais sortir à l'air libre, dans le soleiclass="underline" alors je m'étendrais par terre, je baiserais la terre, comme dans les livres, le visage dans l'herbe. Puis une femme passerait et me demanderait en italien: «Qui es-tu9», et en italien je lui raconterais, et elle comprendrait, et elle m'inviterait à manger et à dormir. Et comme elle ne croirait pas aux choses que je lui dirais, je lui ferais voir le numéro sur mon bras, et alors elle croirait…
… C'est fini Le dernier wagon est passé et, comme au théâtre lorsque le rideau se levé, voici que surgissent sous nos yeux la pile de poutrelles en fonte, le Kapo debout dessus sa baguette à la main, et les silhouettes efflanquées des camarades qui vont et viennent, deux par deux.
Malheur à celui qui rêve le réveil est la pire des souffrances Mais cela ne nous arrive guère, et nos rêves ne sont pas longs. nous ne sommes que des bêtes fourbues.
Nous revoici au pied de la pile, Mischa et le Galicien soulèvent une poutrelle et nous la déposent rudement sur les épaules Comme c'est le travail le moins fatigant, ils rivalisent de zèle pour le conserver. ils interpellent les traînards, nous pressent et nous harcèlent continuellement, imposant un rythme de travail insoutenable. Cela me remplit d'indignation, et pourtant je sais bien qu'il est dans l'ordre des choses que les privilégiés oppriment les non-pnvilegiés puisque c'est sur cette loi humaine que repose la structure sociale du camp
A mon tour maintenant de marcher devant La poutre est lourde et très courte, si bien qu'à chaque pas je sens derrière moi les pieds de Null Achtzehn qui viennent buter contre les miens, incapable ou insoucieux qu'il est de se régler sur mon allure
Vingt pas et nous arrivons à la voie, il y a un câble à enjamber Mais la poutre n'est pas bien calée, quelque chose ne va pas, elle tend à glisser de mon épaule Cinquante pas, soixante La porte de l'entrepôt, encore la même distance, et nous pourrons déposer notre fardeau Mais non, impossible d'aller plus loin, le poids repose maintenant entièrement sur mon bras, je n'en peux plus de douleur et d'épuisement, je crie, je cherche a me retourner juste à temps pour voir Null Achtzehn trébucher et tout lâcher
Si j'avais été aussi agile qu'autrefois, j'aurais fait un bond en arrière au heu de cela, me voilà par terre, tous muscles raidis, tenant à deux mains mon pied blesse, la vue obscurcie par la douleur L'arête en fonte s'est enfoncée de biais dans mon pied gauche
L'espace d'une minute, tout disparaît dans un vertige de souffrance Lorsque je reprends conscience, Null Achtzehn n'a pas bougé, il est plante là, les mains enfilées dans ses manches, muet, à me regarder d'un œil vide Mischa et le Galicien arrivent, parlent entre eux en yiddish, me donnant de vagues conseils Arrivent Templer et David, suivis du gros de la troupe qui profite de la diversion pour interrompre le travail Arrive le Kapo, qui distribue coups de pied, coups de poing et jurons, dispersant les hommes comme paille au vent Null Achtzehn porte une main à son nez et s'aperçoit, hébété, qu'elle est tachée de sang. Quant à moi je m'en tire avec deux coups sur la tête, de ceux qui ne font pas mal parce qu'ils étourdissent
L'incident est clos Je constate que j'arnve tant bien que mal à me tenir sur mes pieds, l'os ne doit pas être brise Je n'ose enlever mon soulier de peur de réveiller la douleur, et aussi parce que je sais qu'ensuite le pied se mettra a gonfler et que je ne pourrai plus me rechausser
Le Kapo m'envoie travailler sur la pile, à la place du Galicien qui me jette au passage un regard torve et va prendre place au côté de Null Achtzehn, mais voilà déjà les prisonniers anglais qui passent, il sera bientôt l'heure de rentrer au camp
Pendant le trajet de retour, je fais de mon mieux pour marcher vite, mais sans réussir à suivre la cadence, le Kapo désigne Null Achtzehn et Fmder pour me soutenir jusqu'au poste des SS, et finalement (par bonheur ce soir il n'y a pas d'appel) une fois arrivé à la baraque, je peux me jeter sur ma couchette et respirer
Peut-être est-ce la chaleur, peut-être le mouvement de la marche, ma douleur s'est réveillée, en même temps que j'éprouve une bizarre sensation d'humidité au pied blessé. J'enlève mon soulier: il est plein de sang coagulé et amalgamé à de la boue et aux lambeaux du chiffon que j'ai trouvé il y a un mois et qui me sert de chaussette russe, un jour pour le pied droit, un jour pour le pied gauche. Ce soir, tout de suite après la soupe, j'irai au K.B.
K.B., c'est l'abréviation de «Krankenbau», infirmerie. L'infirmerie se compose de huit baraques semblables aux autres en tous points, mais séparées du reste du camp par des barbelés. Elle contient en permanence un dixième de la population du camp, mais bien peu y séjournent plus de quinze jours, et personne plus de deux mois, délai au terme duquel nous sommes tenus de guérir ou de mourir. Pour être soigné au K.B., en effet, il faut être enclin à guérir, la propension contraire conduisant directement du K.B. à la chambre à gaz.