Et encore, c'est parce que nous avons le privilège d'appartenir à la catégorie des «juifs économiquement utiles».
Au K.B. comme au Dispensaire tout est nouveau pour moi car je n'y suis encore jamais allé.
Le Dispensaire se divise en deux sections, celle de Médecine et celle de Chirurgie. Devant la porte, deux longues files d'ombres attendent dans la nuit et le vent. Certains ne sont là que pour un pansement ou des comprimés, d'autres ont besoin d'une visite; quelques-uns ont la mort sur le visage. Les premiers des deux files sont déjà déchaussés et prêts à entrer; les autres, au fur et à mesure que leur tour approche, s'efforcent au milieu de la bousculade de dénouer les bouts de ficelle et les fils de fer qui leur servent de lacets, et de dérouler sans les déchirer leurs précieuses chaussettes russes; pas trop tôt pour ne pas rester inutilement pieds nus dans la boue; pas trop tard pour ne pas manquer leur tour d'entrée: il est en effet rigoureusement interdit d'entrer chaussé au K.B. Le préposé aux chaussures est un gigantesque Hâftling français, installé dans une loge entre les deux dispensaires. C'est un des rares fonctionnaires français du camp, et ce serait une erreur grossière de croire que passer ses journées au milieu de souliers boueux et éculés est un mince privilège: il suffit de penser à tous ceux qui entrent au K.B. avec leurs souliers et qui en ressortent sans plus en avoir besoin…
Lorsque mon tour arrive, je réussis par miracle à retirer chaussures et chiffons sans perdre ni les uns ni les autres, sans me faire voler ma gamelle ni mes gants, sans perdre l'équilibre et sans cesser de tenir bien serré dans ma main le calot qu'il est formellement interdit de porter sur la tête quand on entre dans la baraque.
Je laisse mes souliers au dépôt et retire le ticket de consigne; après quoi, pieds nus et claudiquant, les mains encombrées de toutes les pauvres choses que je ne peux laisser nulle part, j'entre dans une pièce et me joins à une nouvelle queue qui débouche dans la salle de visite médicale.
Au fur et à mesure que la file avance, il faut enlever ses vêtements un à un de manière à arriver complètement nu au premier rang, où un infirmier vous enfile un thermomètre sous le bras; si on est encore habillé à ce moment-là, on perd son tour et on doit refaire la queue. Le thermomètre est obligatoire pour tous, même pour ceux qui ont la gale ou une rage de dents.
Voilà de quoi décourager les abus: on n'ira pas se soumettre à la légère à un cérémonial aussi compliqué.
Enfin mon tour arrive, je passe devant le médecin tandis que l'infirmier annonce: «Nummer 174517, kein Fieber.» Pas de visite pour moi: je suis immédiatement déclaré Arztvormelder, diagnostic qui demeure pour moi parfaitement obscur, mais sur lequel il est plus prudent de ne pas demander d'explications. On me met à la porte, je récupère mes souliers et regagne la baraque.
Chajim me félicite: j'ai une bonne blessure, qui ne semble pas dangereuse et me garantit une honnête période de repos. Je passerai la nuit dans la baraque avec les autres, mais demain matin, au lieu d'aller au travail, je devrai me présenter à nouveau devant les médecins pour la visite définitive: c'est cela, Arztvormelder. Chajim, qui a une certaine expérience en la matière, pense que j'ai de bonnes chances d'être admis au K.B. demain. Chajim est mon compagnon de couchette et j'ai en lui une confiance aveugle. Il est polonais, juif pratiquant, versé dans l'étude de la Loi. A peu près de mon âge, il est horloger de son métier, et ici à la Buna, il travaille dans la mécanique de précision Cela fait de lui un des rares détenus à avoir conserve cette dignité et cette assurance qui naissent de l'exercice d'un métier dans lequel on se sent compétent
Chajim avait raison Apres le lever et la distribution du pain, j'ai été appelé avec trois autres compagnons de baraque On nous a fait mettre dans un coin de la place de l'Appel ou se trouvait déjà la longue file des Arztvormelder du jour, quelqu'un s'est approché de moi et m'a pris ma gamelle, ma cuillère, mon calot et mes gants. Les autres se sont mis à rire comment ' je ne savais pas qu'il fallait les cacher, ou les donner à garder, et même qu'il valait mieux les vendre, puisqu'au KB on ne peut rien emporter 9 Ils regardent mon numéro et hochent la tête il n'y a qu'un gros numéro pour faire des idioties pareilles •
Ensuite on nous a comptés, on nous a fait déshabiller dehors dans le froid, on nous a pris nos chaussures, on nous a recomptés, on nous a rasé la barbe, les cheveux et les poils, on nous a comptés une troisième fois et on nous a fait prendre une douche, puis un SS est venu, nous a examinés sans intérêt, s'est attardé devant un détenu qui avait une grosse hydrocèle et l'a fait mettre à l'écart Après quoi on nous a encore comptes et on nous a de nouveau envoyés à la douche, alors que nous étions encore tout mouillés de la précédente et que plusieurs d'entre nous tremblaient de fièvre
Nous voila maintenant prêts pour la visite définitive A travers la fenêtre, on aperçoit le ciel tout blanc et quelques rares rayons de soleil, dans ce pays, on peut regarder le soleil fixement à travers l'épaisseur des nuages comme à travers un verre fume A en juger par sa position, il doit être quatorze heures passées. adieu la soupe, maintenant ' Et nous sommes debout depuis dix heures, et nus depuis six
Cette seconde visite médicale est tout aussi expéditive que la première: le médecin (il porte comme nous l'uniforme mais son numéro est cousu sur la blouse blanche enfilée par-dessus, et il est beaucoup plus gras que nous) regarde mon pied enflé et sanguinolent, le palpe – je jette un cri de douleur -, et dit «Aufgenommen Block 23 «Je reste planté là bouche bee, attendant quelque information supplémentaire, mais je me sens brutalement tiré en arrière, quelqu'un jette un manteau sur mes épaules nues, me tend une paire de sandales et me pousse dehors.
Le Block 23 est à une centaine de mètres; au-dessus de la porte, une inscription sibylline. Schonungsblock… J'entre; on m'enlève manteau et sandales et je me retrouve encore une fois tout nu, et le dernier d'une longue file de squelettes nus. les hospitalisés d'aujourd'hui.
Depuis longtemps j'ai renoncé à comprendre. En ce qui me concerne, je suis si fatigué de me tenir debout sur mon pied blessé et pas encore soigné, je suis si affamé et grelottant que plus rien ne m'intéresse Quand bien même aujourd'hui serait mon dernier jour, et cette chambre la fameuse chambre à gaz dont tout le monde parle, que pourrais-je y faire? Autant s'appuyer au mur, fermer les yeux et attendre.
Mon voisin ne doit pas être juif Il n'est pas circoncis, et puis (c'est une des rares choses que j'aie apprises jusqu'ici) cette peau de blond, cette ossature et ces traits lourds sont caractéristiques des Polonais non juifs Celui-ci me dépasse d'une tête, mais il a une expression assez cordiale, comme seuls peuvent en avoir ceux qui ne souffrent pas de la faim
Je me suis risqué à lui demander s'il savait quand on nous ferait entrer Il s'est retourne vers l'infirmier, qui lui ressemble comme un frère jumeau et fume dans un coin; ils ont parlé et ri ensemble comme si je n'étais pas la, puis l'un d'eux m'a pris le bras et a regarde mon numéro, et alors ils se sont esclaffés de plus belle Tout le monde sait au camp que les cent soixante-quatorze mille sont les juifs italiens: les fameux juifs italiens arrivés il y a deux mois, tous avocats, tous docteurs en quelque chose, plus de cent à l'arrivée, et plus que quarante maintenant, des gens qui ne savent pas travailler, qui se laissent voler leur pain et qui reçoivent des gifles du matin au soir Les Allemands les appellent «deux mains gauches», et même les juifs polonais les méprisent, parce qu'ils ne savent pas parler yiddish
L'infirmier se tourne vers l'autre pour lui montrer mes côtes, comme si j'étais un cadavre dans un amphithéâtre d'anatomie, il indique maintenant mes paupières, mes joues enflées, mon cou grêle, il se penche, appuie son index sur mon tibia, faisant remarquer à son acolyte le creux profond que laisse le doigt dans la chair livide, comme dans de la cire.