Je voudrais ne jamais avoir adressé la parole au Polonais il me semble que jamais de ma vie je n'ai subi d'affront plus atroce Entre-temps l'infirmier semble avoir achevé sa démonstration, exécutée en polonais, langue que je ne comprends pas et qui a donc pour moi quelque chose de terrible, il s'adresse maintenant à moi, et dans un allemand approximatif, charitablement, me fournit le condensé de son diagnostic «Du Jude kaputt Du schnell Krematonum fertig» (toi juif foutu, toi bientôt crématoire, terminé).
Quelques heures encore se sont écoulées avant que tous les malades aient ete pris en charge et pourvus chacun d'une chemise et d'une fiche individuelle Comme d'habitude j'ai été le dernier, un homme en uniforme rayé flambant neuf m'a demandé où j'étais né, quel était mon métier «dans le civil», si j'avais des enfants, quelles maladies j'avais eues, une quantité de questions A quoi cela peut-il servir7 C'est une mise en scène pour se moquer de nous Ce serait donc ça l'hôpital7 On nous laisse debout, nus, et on nous pose des questions
Finalement la porte s'est ouverte pour moi aussi, et j'ai pu entrer dans le dortoir
Ici comme ailleurs, tout l'espace est occupé par des couchettes à trois niveaux disposées sur trois rangs et séparées par deux couloirs extrêmement étroits Cent cinquante couchettes pour deux cent cinquante malades, ce qui veut dire une couchette pour deux dans la majorité des cas. Les malades des couchettes supérieures, plaqués contre le plafond, ne peuvent pratiquement pas s'asseoir; ils se penchent avec curiosité sur les nouveaux venus d'aujourd'hui c'est le moment le plus intéressant de la journée, on tombe toujours sur une connaissance J'ai été assigné à la couchette 10, miracle! elle est vide Je m'y étends avec délices, c'est la première fois depuis que je suis au camp que j'ai une couchette pour moi tout seul.
Malgré la faim qui me tenaille, dix minutes ne sont pas passées que je dors déjà
La vie au K B est une vie de limbes Les desagréments matériels y sont relativement limites, mis a part la faim et les souffrances dues a la maladie Il ne fait pas froid, on ne travaille pas, et a moins de commettre quelque grave manquement, on n'est pas battu
Le lever a heu a quatre heures, même pour les malades, il faut faire son lit et se laver, mais sans trop se presser et sans trop de rigueur A cinq heures et demie c'est la distribution du pain et on peut prendre son temps pour le couper en tranches minces et le manger couche, bien tranquillement, on peut ensuite se rendormir jusqu'à la distribution du bouillon de midi, auquel succède la Mittagsruhe, la sieste, qui dure a peu près jusqu'à seize heures A cette heure-la, il y a souvent la visite médicale et les soins, il faut descendre de sa couchette, enlever sa chemise et faire la queue devant le médecin La soupe du soir est également servie au lit, puis, a vingt et une heures, toutes les lumières s'éteignent a l'exception de la veilleuse du garde de nuit, et c'est le silence
Et pour la première fois depuis que je suis au camp, la cloche du réveil me surprend dans un sommeil profond, et c'est un peu comme si je sortais du néant Au moment de la distribution du pain, on entend au loin, dans le petit matin obscur, la fanfare qui commence a jouer ce sont nos camarades de baraque qui partent travailler au pas militaire
Du K B on n'entend pas très bien la musique sur le fond sonore de la grosse caisse et des cymbales qui produisent un martèlement continu et monotone, les phrases musicales se détachent par intervalles, au gre du vent De nos lits, nous nous entre-regardons, pénètres du caractère infernal de cette musique
Une douzaine de motifs seulement, qui se répètent tous les jours, matin et soir des marches et des chansons populaires chères aux cœurs allemands Elles sont gravées dans notre esprit et seront bien la dernière chose du Lager que nous oublierons, car elles sont la voix du Lager, l'expression sensible de sa folie géométrique, de la determination avec laquelle des hommes entreprirent de nous anéantir, de nous détruire en tant qu'hommes avant de nous faire mourir lentement.
Quand cette musique éclate, nous savons que nos camarades, dehors dans le brouillard, se mettent en marche comme des automates; leurs âmes sont mortes et c'est la musique qui les pousse en avant comme le vent les feuilles sèches, et leur tient lieu de volonté. Car ils n'ont plus de volonté: chaque pulsation est un pas, une contraction automatique de leurs muscles inertes. Voilà ce qu'ont fait les Allemands. Ils sont dix mille hommes, et ils ne forment plus qu'une même machine grise; ils sont exactement déterminés; ils ne pensent pas, ils ne veulent pas, ils marchent.
Jamais les SS n'ont manqué l'une de ces parades d'entrée et de sortie. Qui pourrait leur refuser le droit d'assister à la chorégraphie qu'ils ont eux-mêmes élaborée, à la danse de ces hommes morts qui laissent, équipe par équipe, le brouillard pour le brouillard? Quelle preuve plus tangible de leur victoire?
Ceux du K.B. connaissent bien eux aussi ces départs et ces retours, l'hypnose du rythme continu qui annihile la pensée et endort la douleur; ils en ont fait l'expérience, ils la feront encore. Mais il fallait échapper au maléfice, il fallait entendre la musique de l'extérieur, comme nous l'entendions au K.B., comme nous l'entendons aujourd'hui dans le souvenir, maintenant que nous sommes à nouveau libres et revenus à la vie; il fallait l'entendre sans y obéir, sans la subir, pour comprendre ce qu'elle représentait, pour quelles raisons préméditées les Allemands avaient instauré ce rite monstrueux, et pourquoi aujourd'hui encore, quand une de ces innocentes chansonnettes nous revient en mémoire, nous sentons notre sang se glacer dans nos veines et nous prenons conscience qu'être revenus d'Auschwitz tient du miracle.
J'ai deux voisins de couchette. Ils restent allongés toute la journée et toute la nuit côte à côte, peau contre peau, dans ta position croisée des Poissons du zodiaque.
Le premier est Walter Bonn, un Hollandais poli et assez instruit. Il voit que je n'ai rien pour couper mon pain, et il me prête son couteau, puis s'offre à me le vendre pour une demi-ration de pain. Je commence par discuter le prix, puis j'abandonne, je me dis qu'au K.B. je trouverai toujours quelqu'un pour m'en prêter un, et que dehors le prix n'est qu'à un tiers de ration. Walter ne se formalise pas pour autant et à midi, après avoir mangé sa soupe, il lèche soigneusement sa cuillère (ce qui est de bonne règle quand on veut la prêter, car cela permet à la fois de la nettoyer et de ne pas perdre une seule goutte de soupe) et me l'offre spontanément.
– Quelle maladie as-tu, Walter?
– Kôrperschwâche. Faiblesse généralisée. La pire des maladies: elle est inguérissable, et il est très dangereux d'entrer au K.B. avec ce diagnostic-là. Si ce n'était pas pour cet œdème aux chevilles (il me le montre) qui l'empêche de travailler, il se serait bien gardé de se faire porter malade.
Sur ce genre de danger, je suis encore loin d'avoir les idées claires. Tout le monde en parle à mots couverts, par allusions, et quand je pose une question on me regarde sans répondre.
C'est donc vrai ce qu'on raconte: les sélections, les gaz, le crématoire?
Crématoire. Le voisin de Walter s'éveille en sursaut, se redresse brusquement: qui est-ce qui parle de crématoire? Qu'est-ce qui se passe? On ne peut même pas rester tranquille quand on dort? C'est un juif polonais, un homme d'un certain âge, albinos, le visage maigre et l'air bon enfant. Il s'appelle Schmulek et il est forgeron. Walter le met au courant en quelques mots.
Tiens, tiens, «der Italeyner» ne croit pas aux sélections? L'allemand que Schmulek s'efforce de parler est en réalité du yiddish: je le suis avec peine et seulement parce qu'il cherche à se faire comprendre. Il fait taire Walter d'un geste, il se fait fort de me persuader.