– Montre-moi ton numéro: toi, tu es le 174517. Cette numérotation a commencé il y a dix-huit mois, et elle englobe Auschwitz et les camps annexes. Nous, à Buna-Monowitz, on est maintenant dix mille; trente mille à la rigueur en comptant Auschwitz et Birkenau. Wo sind die andere? Où sont les autres?
Peut-être qu'ils ont été transférés dans d'autres camps?
Schmulek hoche la tête et se tourne vers Walter:
– Er will nit farstayen. Il ne veut pas comprendre.
Mais il était écrit que je ne devais pas tarder à comprendre, et aux dépens de Schmulek. Le soir, la porte de la baraque s'est ouverte; une voix a crié: «Achtung!», et tous les bruits se sont tus pour faire place à un silence de plomb.
Deux SS sont entrés (l'un d'eux a de nombreux galons, peut-être est-ce un officier?), on entendait leurs pas résonner dans la baraque comme dans une pièce vide; ils ont parlé avec le médecin-chef, et celui-ci leur a montré un registre sur lequel il a pointé l'index ici et là. L'officier a pris note sur un carnet. Schmulek me touche les genoux: «Pass' auf, pass' auf. Fais attention.»
L'officier, escorté du médecin, déambule négligemment entre les couchettes, silencieux, la cravache à la main; il en frappe au passage un pan de couverture qui dépasse d'une des couchettes supérieures; son occupant se précipite pour la border. L'officier passe.
Il avise maintenant un malade au visage tout jaune; il lui arrache ses couvertures, l'autre tressaille; il lui palpe le ventre, dit: «Gut, gut», et passe.
Ça y est, son regard s'est posé sur Schmulek; il prend son carnet, contrôle le numéro du lit et celui du tatouage… D'en haut, pas un détail de la scène ne m'échappe: il fait une croix en face du numéro de Schmulek. Il est passé.
Je regarde Schmulek, et derrière lui j'ai croisé le regard de Walter; je n'ai pas posé de questions.
Le lendemain, au lieu du groupe habituel de guéris, deux groupes distincts ont quitté le K.B. Ceux du premier groupe ont été rasés et tondus et ont pris une douche. Ceux du second sont sortis comme ils étaient, avec une barbe de plusieurs jours, sans avoir reçu leurs soins, sans douche. Ceux-là, personne ne leur a dit au revoir, personne ne les a chargés de messages pour les camarades de Block.
Parmi eux il y avait Schmulek.
C'est de cette façon discrète et organisée, sans déploiement de force et sans colère, que le massacre rôde chaque jour dans les baraques du K.B. et s'abat sur tel ou tel d'entre nous. En partant, Schmulek m'a laissé sa cuillère et son couteau; Walter et moi, nous avons évité de nous regarder et nous sommes restés longtemps silencieux. Puis Walter m'a demandé comment je faisais pour garder ma ration de pain si longtemps sans la toucher, et il m'a expliqué que lui, d'habitude, coupe le sien en long, de manière à avoir des tranches plus larges sur lesquelles il est plus facile d'étaler la margarine.
Walter m'explique toutes sortes de choses: Schonungsblock signifie baraque de repos; on n'y met que les malades légers, les convalescents, ou ceux qui n'ont pas besoin de soins particuliers. Parmi eux, une bonne cinquantaine d'internés plus ou moins gravement atteints de dysenterie.
Ces derniers sont soumis à un contrôle tous les deux jours. Ils font la queue dans le couloir: en tête de file, deux bassines de fer-blanc et un infirmier muni d'un registre, d'une montre et d'un crayon. Les malades se présentent deux par deux et doivent fournir sur le moment et sur place la preuve que leur diarrhée persiste; opération pour laquelle ils disposent d'une minute exactement. Après quoi ils présentent le résultat à l'infirmier, qui observe et juge; puis ils rincent rapidement les bassines dans un baquet prévu à cet effet et cèdent la place aux deux suivants.
Parmi ceux qui attendent, certains se tordent dans les spasmes pour retenir le précieux témoignage vingt minutes, dix minutes encore; d'autres, privés de ressources à ce moment-là, mobilisent veines et muscles dans l'effort contraire. L'infirmier regarde, impassible, mordillant son crayon, un coup d'oeil à la montre, un autre aux échantillons qui défilent. Dans les cas douteux, il part avec la bassine et va consulter le médecin.
… J'ai reçu une visite: Piero Sonnino, le Romain. -Tu as vu comme je les ai roulés? Piero a une très légère entérite, il est là depuis vingt jours, il s'y trouve bien, se repose et engraisse; il se fiche pas mal des sélections et il a décidé de rester au K.B. jusqu'à la fin de l'hiver, coûte que coûte. Sa méthode consiste à faire la queue derrière un malade authentiquement atteint de dysenterie, et qui offre quelque chance de succès; quand vient son tour, il lui demande sa collaboration (contre de la soupe ou du pain) et si l'autre accepte et que l'infirmier a un instant d'inattention, il échange les bassines au milieu de la confusion générale, et le tour est joué. Piero sait ce qu'il risque mais jusqu'ici il s'en est toujours bien tiré.
Mais la vie au K.B., ce n'est rien de tout cela. Ce ne sont ni les moments cruciaux de la sélection, ni les épisodes grotesques du contrôle de la diarrhée et du dépistage des poux, ni même les maladies.
Le K.B., c'est le Lager moins l'épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience; aussi y parlons-nous d'autre chose, durant les interminables journées vides, que de faim et de travail; aussi en venons-nous à penser à ce qu'on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre. C'est dans cette baraque du K.B., au cours de cette parenthèse de paix relative, que nous avons appris combien notre personnalité est fragile, combien, beaucoup plus que notre vie, elle est menacée; combien, au lieu de nous dire: «Rappelle-toi que tu dois mourir», les sages de l'Antiquité auraient mieux fait de nous mettre en garde contre cet autre danger, autrement redoutable. S'il est un message que le Lager eût pu transmettre aux hommes libres, c'est bien celui-ci: Faites en sorte de ne pas subir dans vos maisons ce qui nous est infligé ici.
Lorsqu'on travaille, on souffre et on n'a pas le temps de penser: nos maisons sont moins qu'un souvenir. Mais ici le temps est tout à nous: malgré l'interdiction, nous nous rendons visite d'une couchette à l'autre, et nous parlons et parlons. La baraque de bois, emplie d'humanité souffrante, retentit de paroles, de souvenirs, et d'une autre douleur. Cela se dit «Heimweh» en allemand; c'est une belle expression, qui veut dire littéralement «mal de la maison».
Nous savons d'où nous venons: les souvenirs du monde extérieur peuplent notre sommeil et notre veille, nous nous apercevons avec stupeur que nous n'avons rien oublié, que chaque souvenir évoqué surgit devant nous avec une douloureuse netteté.
Mais nous ne savons pas où nous allons. Peut-être pourrons-nous survivre aux maladies et échapper aux sélections, peut-être même résister au travail et à la faim qui nous consument: et puis? Ici, momentanément à l'abri des avanies et des coups, il nous est possible de rentrer en nous-mêmes et de méditer, et alors tout nous dit que nous ne reviendrons pas. Nous avons voyagé jusqu'ici dans les wagons plombés, nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant; et nous, devenus esclaves, nous avons fait cent fois le parcours monotone de la bête au travail, morts à nous-mêmes avant de mourir à la vie, anonymement. Nous ne reviendrons pas. Personne ne sortira d'ici, qui pourrait porter au monde, avec le signe imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l'homme, à Auschwitz, a pu faire d'un autre homme.
5 NOS NUITS
Au bout de vingt jours de K.B., ma blessure s'étant pratiquement fermée, il me faut à mon grand regret vider les lieux.
La cérémonie est simple, mais suivie d'une pénible et dangereuse période de remise en train. A la sortie du K.B., si on ne dispose pas de protections particulières, on n'est pas réinséré dans son Block et dans son Kommando d'origine, mais, sur la base de critères que j'ignore, on est affecté à n'importe quelle autre baraque et dirigé vers n'importe quel autre travail. Bien plus, on sort nu du K.B.; on reçoit des vêtements et des souliers «neufs» (j'entends dire différents de ceux qu'on y a laissés à l'entrée), qu'il faut s'employer avec zèle et rapidité à adapter à sa propre personne, ce qui implique de la fatigue et des dépenses. Il est également nécessaire de se procurer à nouveau une cuillère et un couteau; enfin, et c'est là le plus grave, on se retrouve comme un intrus en milieu inconnu, entouré de compagnons nouveaux et hostiles, avec des chefs dont on ne connaît pas le caractère et dont il est par conséquent difficile de se garder.