La faculté qu'a l'homme de se creuser un trou, de sécréter une coquille, de dresser autour de soi une fragile barrière de défense, même dans des circonstances apparemment désespérées, est un phénomène stupéfiant qui demanderait à être étudié de près. Il s'agit là d'un précieux travail d'adaptation, en partie passif et inconscient, en partie actif: planter un clou au-dessus de sa couchette pour y suspendre ses chaussures pendant la nuit; conclure tacitement des pactes de non-agression avec ses voisins; deviner et accepter les habitudes et les lois du Kommando et du Block où l'on se trouve. En vertu de quoi, au bout de quelques semaines, on parvient à atteindre un certain équilibre, un certain degré d'assurance face aux imprévus; on s'est fait un nid, le choc de la transplantation est passé.
Mais l'homme qui sort du K.B., nu et presque toujours insuffisamment rétabli, se sent précipité dans la nuit et le froid de l'espace sidéral. Son pantalon tombe, ses souliers lui font mal, sa chemise n'a pas de boutons. Il cherche un contact humain et ne trouve que des dos tournés. Il est aussi vulnérable et désarmé qu'un nouveau-né, et pourtant il devra le matin même marcher au travail.
Voilà dans quelles conditions je me trouve lorsque l'infirmier, après les différents rites administratifs prévus, me confie aux bons soins du Blockàltester du Block 45. Mais aussitôt une pensée me remplit de joie: j'ai eu de la chance, c'est le Block d'Alberto!
Alberto est mon meilleur ami. Il n'a que vingt-deux ans, deux de moins que moi, mais témoigne de capacités d'adaptation que personne, dans notre groupe d'Italiens, n'a su égaler. Alberto est entré au Lager la tête haute, et vit au Lager sans peur et sans reproche. Il a compris avant tout le monde que cette vie est une guerre; il ne s'est accordé aucune indulgence, il n'a pas perdu de temps en récriminations et en doléances sur soi ni sur autrui, et il est descendu en lice dès le premier jour. Il a pour lui l'intelligence et l'instinct: il raisonne juste, souvent il ne raisonne pas et il est quand même dans le vrai. Il saisit tout au voclass="underline" il ne connaît qu'un peu de français et comprend ce qu'on lui dit en allemand et en polonais. Il répond en italien et par gestes, se fait comprendre et s'attire immédiatement la sympathie. Il lutte pour sa propre vie, et pourtant il est l'ami de tous. Il «sait» qui il faut corrompre, qui il faut éviter, qui on peut amadouer, à qui on doit tenir tête.
Et pourtant (et c'est pour cette vertu qu'aujourd'hui encore son souvenir m'est si proche et si cher) il n'est pas devenu un cynique. J'ai toujours vu, et je vois encore en lui le rare exemple de l'homme fort et doux, contre qui viennent s'émousser les armes de la nuit.
Mais je n'ai pas réussi à obtenir de dormir avec lui dans la même couchette; pas plus qu'Alberto n'y est parvenu, malgré la popularité dont il jouit désormais à l'intérieur du Block 45. C 'est dommage, car avoir un compagnon de lit à qui se fier, ou du moins avec qui on puisse s'entendre, est un avantage inestimable; d'autant plus qu'on est maintenant en hiver, les nuits sont longues, et du moment que nous sommes contraints de partager sueur, odeur et chaleur avec quelqu'un, sous la même couverture et dans soixante-dix centimètres de large, il est très souhaitable que ce soit avec un ami.
L'hiver, les nuits sont longues et nous bénéficions d'un temps de sommeil appréciable.
Le tumulte du Block s'apaise peu à peu; voilà maintenant plus d'une heure que la soupe du soir a été distribuée, et seuls quelques obstinés persistent à gratter le fond désormais reluisant de leur gamelle, l'explorant en tous sens sous l'ampoule électrique, le front plissé par l'attention. L'ingénieur Kardos passe entre les couchettes pour soigner les pieds blessés et les cors qui suppurent; c'est là son industrie; il n'est personne qui ne renonce volontiers à une tranche de pain pour être soulagé du tourment des plaies infectées qui saignent à chaque pas tout au long de la journée; une façon pour l'ingénieur Kardos de résoudre honnêtement ses problèmes de subsistance.
Le chanteur ambulant vient d'entrer furtivement par la petite porte de derrière, jetant autour de lui des regards circonspects. Il s'est assis sur la couchette de Wachsmann, attirant aussitôt autour de lui une petite foule attentive et silencieuse. Il chante une interminable rhapsodie yiddish, toujours la même, en quatrains rimes, d'une mélancolie pénétrante et résignée (à moins que ce ne soit le reflet du moment et du lieu où je l'ai entendue?); les quelques mots que je saisis me laissent penser qu'il s'agit d'une chanson de sa composition, dans laquelle il a mis toute la vie du Lager, dans ses moindres détails. Quelques généreux récompensent le chanteur d'un brin de tabac ou d'une aiguillée de fil; d'autres écoutent, absorbés, mais ne lui donnent rien.
Soudain on entend la voix qui nous convie à la dernière cérémonie de la journée: – «Wer hat kaputt die Schuhe?» – (Qui a des souliers abîmés?) et aussitôt, quarante ou cinquante candidats à l'échange se ruent avec fracas vers le Tagesraum, dans un élan désespéré, car ils savent bien que seuls les dix premiers arrivés, dans le meilleur des cas, obtiendront satisfaction.
Puis c'est le calme. La lumière s'éteint une première fois, quelques secondes, pour avertir les tailleurs de ranger leur précieuse aiguille et leur fil; la cloche sonne dans le lointain, le garde de nuit s'installe et toutes les lumières s'éteignent définitivement. Il ne nous reste plus qu'à nous déshabiller et à nous coucher.
J'ignore qui est mon voisin; je ne suis même pas sûr que ce soit toujours la même personne, car je ne l'ai jamais vu de face sinon l'espace de quelques instants dans le tumulte du réveil, si bien que je connais beaucoup mieux son dos et ses pieds que son visage. Il ne travaille pas dans mon Kommando et ne regagne sa couchette qu'après l'extinction des feux; il s'enroule dans sa couverture, me pousse de côté d'un coup de ses hanches anguleuses, me tourne le dos et commence aussitôt à ronfler. Mon dos contre le sien, je tâche de conquérir une portion raisonnable de paillasse; j'exerce avec mes reins une pression progressive contre les siens, puis je me retourne et cherche à pousser avec les genoux; je lui prends les chevilles et tente de les éloigner un peu de façon à ne pas avoir ses pieds à côté de mon visage: mais c'est peine perdue, il est beaucoup plus lourd que moi et le sommeil le rend inerte comme une pierre.
Alors je me résigne à rester comme je suis, contraint à l'immobilité, à cheval sur le rebord en bois. Mais je suis si rompu de fatigue que bientôt je glisse à mon tour dans le sommeil, et j'ai l'impression de dormir sur une voie de chemin de fer.
Le train va arriver: on entend haleter la locomotive, qui n'est autre que mon voisin de couchette. Je ne suis pas encore assez endormi pour ne pas me rendre compte de la double nature de la locomotive. Il s'agit justement de celle qui remorquait les wagons qu'on nous a fait décharger aujourd'hui à la Buna: je la reconnais à la chaleur que dégage son flanc noir, maintenant comme tout à l'heure, lorsqu'elle passait à côté de nous. Elle souffle, elle se rapproche encore, elle ne cesse de se rapprocher, elle est constamment sur le point de me passer sur le corps, mais elle n'arrive jamais Mon rêve est léger, léger comme un voile, si je voulais, je pourrais le déchirer Je vais le faire, je vais le déchirer, comme ça je pourrai m'arracher à ces rails Voila, ça y est, et maintenant je suis réveillé • non, pas vraiment, seulement un peu plus réveillé, j'ai fait un petit pas de plus sur le chemin qui mène de l'inconscience à la conscience J'ai les yeux fermés, et je ne veux pas les ouvrir pour ne pas laisser le sommeil m'echapper, mais je peux percevoir les bruits ce sifflement au loin, je suis sûr qu'il est réel, il ne vient pas de la locomotive de mon rêve, il a objectivement retenti: c'est celui de la Decauville, il vient du chantier de nuit Une longue note continue, une autre un demi-ton plus bas, puis de nouveau la première, mais brève et tronquée Ce coup de sifflet, c'est quelque chose d'important, et même d'essentiel pourrait-on dire. nous l'avons si souvent entendu, associe à la souffrance du travail et du camp, qu'il en est devenu le symbole, il en évoque immédiatement l'image, comme il arrive pour certaines musiques et pour certaines odeurs