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Mais durant toute la nuit, à travers toutes les alternances de sommeil, de conscience et de cauchemars, veillent en nous l'attente et la terreur du réveiclass="underline" grâce à cette mystérieuse faculté que bien des gens connaissent, nous sommes capables, même sans montre, d'en prévoir l'instant avec la plus grande précision. A l'heure du réveil, qui varie selon la saison mais tombe toujours bien avant l'aube, la cloche du camp retentit longuement, et dans chaque baraque le garde de nuit termine son service: il allume les lumières, se lève, s'étire et prononce le verdict quotidien: «Aufstehen», ou plus fréquemment, en polonais, «Wstawac».

Rares sont ceux que le «Wstawaé» trouve encore endormis: c'est un moment de douleur trop intense pour que le sommeil le plus lourd ne se dissipe pas à son approche. Le garde de nuit le sait bien: loin de prendre un ton de commandement, il parle d'une voix basse et unie, car il sait que son appel trouvera toutes les oreilles attentives, qu'il sera entendu et obéi.

La parole étrangère tombe comme une pierre au fond de toutes les consciences. «Debout»: l'illusoire barrière des couvertures chaudes, la mince cuirasse du sommeil, le tourment même de l'évasion nocturne se désagrègent autour de nous, et nous nous réveillons définitivement, irrémédiablement, offerts sans défense aux outrages, atrocement nus et vulnérables. Un jour commence, pareil aux autres jours, si long qu'on ne peut raisonnablement en concevoir la fin, tant il y a de froid, de faim et de fatigue qui nous en séparent. Aussi vaut-il mieux concentrer notre attention et notre désir sur le morceau de pain gris qui, en dépit de sa petitesse, sera immanquablement à nous d'ici une heure, et constituera, pendant les cinq minutes qu'il nous faudra pour le dévorer, tout ce que la loi du camp nous autorise à posséder.

Le Wstawaé déclenche la tempête quotidienne. La baraque tout entière est brusquement saisie d'une activité frénétique: chacun monte et descend, refait sa couchette tout en cherchant à enfiler ses vêtements de manière à ne rien laisser traîner sans surveillance; l'air s'emplit de poussière à en devenir opaque; les plus rapides fendent la cohue à coups de coude pour gagner les lavabos et les latrines avant qu'il n'y ait la queue. Aussitôt les balayeurs entrent en scène et mettent tout le monde dehors à grand renfort de coups et de hurlements.

Après avoir refait ma couchette et m'être habillé, je descends sur le plancher et enfile mes chaussures. Alors les plaies de mes pieds se rouvrent, et une nouvelle journée commence.

6 LE TRAVAIL

LVANT Resnyk, celui qui dormait avec moi était un Polonais dont personne ne connaissait le nom. Paisible et silencieux, il avait deux vieilles plaies aux tibias et dégageait la nuit une répugnante odeur de maladie; et comme il était faible de la vessie, il se réveillait et me réveillait huit à dix fois par nuit.

Un soir, il m'a laissé ses gants à garder et est entré à l'infirmerie. L'espace d'une demi-heure, j'ai espéré que le fourrier oublierait que j'étais resté seul à occuper la couchette, mais alors que l'extinction des feux avait déjà sonné, la couchette a grincé et un long type roux portant le numéro des Français de Drancy s'est hissé à côté de moi.

Avoir un compagnon de Ht de haute taille est une véritable calamité, cela veut dire perdre des heures de sommeil. Et moi, justement, je me retrouve toujours avec des grands parce que je suis petit et qu'il n'y a pas la place ici pour deux grands ensemble. Mais il s'est vite avéré que Resnyk n'était pas pour autant un mauvais compagnon. Il parlait peu et poliment, il était propre, il ne ronflait pas, il ne se levait que deux ou trois fois par nuit, et toujours avec précaution. Le matin, il s'est proposé de faire le lit (opération laborieuse et compliquée, et qui comporte une responsabilité considérable, vu que ceux qui font mal leur lit, les «schlechte Bettenbauer», sont punis sans retard), et il l'a fait vite et bien; aussi n'ai-je pas été fâché de voir plus tard, place de l'Appel, qu'il avait été mis dans mon Kommando.

Sur le chemin du travail, chancelants dans nos gros sabots sur la neige gelée, nous avons échangé quelques mots, et j'ai appris que Resnyk était polonais; bien qu'il ait vécu vingt ans à Paris, il parle un français impossible. Il a trente ans, mais, comme à chacun de nous, vous lui en donneriez aussi bien dix-sept que cinquante. Il m'a raconté son histoire, et aujourd'hui je l'ai oubliée, mais c'était à coup sûr une histoire douloureuse, cruelle et touchante, comme le sont toutes nos histoires, des centaines de milliers d'histoires toutes différentes et toutes pleines d'une étonnante et tragique nécessité. Le soir, nous nous les racontons entre nous: elles se sont déroulées en Norvège, en Italie, en Algérie, en Ukraine, et elles sont simples et incompréhensibles comme les histoires de la Bible. Mais ne sont-elles pas à leur tour les histoires d'une nouvelle Bible?

Lorsque nous sommes arrivés au chantier, on nous a conduits à la Eisenrôhreplatz, l'esplanade où on décharge les tuyaux en fer, puis les formalités habituelles ont commencé. Le Kapo a refait l'appel, il a rapidement pris note du nouveau venu, il s'est mis d'accord avec le Meister civil sur le travail de la journée. Après quoi il nous a confiés au Vorarbeiter et s'en est allé dormir dans la cabane à outils, près du poêle. C'est un Kapo qui nous laisse tranquilles: comme il n'est pas juif, il n'a pas peur de perdre sa place. Le Vorarbeiter a distribué les vérins à ses amis, et à nous les leviers en fer; comme d'habitude, il y a eu un court moment de lutte à qui prendrait les leviers les plus légers, et aujourd'hui je me suis mal débrouillé: j'ai un levier tout tordu et qui pèse au moins quinze kilos; je sais déjà que même si j'avais à m'en servir à vide, je serais mort de fatigue au bout d'une demi-heure.

Nous voilà partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. A chaque pas, un peu de neige et de boue s'attache à nos semelles en bois, tant et si bien qu'on finit par marcher sur deux amas informes et pesants dont on n'arrive pas à se débarrasser; à l'improviste, l'un des deux se détache, et alors c'est comme si on avait une jambe plus courte que l'autre de dix centimètres.

Aujourd'hui, il nous faut décharger du wagon un énorme cylindre de fonte: je crois bien que c'est un tube de synthèse, il doit peser plusieurs tonnes. Dans un sens c'est préférable pour nous, car il est bien connu qu'on se fatigue moins avec les gros poids qu'avec les petits: le travail en effet est mieux réparti, et on nous donne les outils nécessaires; mais c'est quand même un travail dangereux qui demande une concentration continue; il suffit d'un moment d'inattention pour être entraîné par la masse.

Meister Nogalla, le contremaître polonais, raide, sérieux, taciturne, a personnellement surveillé la manœuvre. Le cylindre de fonte repose maintenant sur le sol et Meister Nogalla dit: «Bohlen holen».

Le cœur nous manque. Cela veut dire: «porter des traverses», pour construire dans la boue molle la voie sur laquelle le cylindre sera roulé à l'aide des leviers jusqu'à l'intérieur de l'usine. Mais les traverses sont encastrées dans le sol et pèsent quatre-vingts kilos, ce qui représente à peu près la limite de nos forces. Les plus robustes d'entre nous, en s'y mettant à deux, pourront transporter des traverses pendant quelques heures; pour moi, c'est une torture, le poids me scie en deux la clavicule; au bout du premier voyage je suis sourd et presque aveugle tant l'effort est violent, et je serais prêt aux pires bassesses pour échapper au second.

Je vais essayer de faire équipe avec Resnyk, qui m'a l'air d'un bon travailleur; et puis comme il est grand, ce sera lui qui supportera la plus grande partie du poids. Mais je sais que je dois m'attendre à ce que Resnyk me repousse avec dédain et se mette avec quelqu'un de sa taille; alors, je demanderai la permission d'aller aux latrines, j'y resterai le plus longtemps possible, et puis je chercherai à me cacher, tout en étant bien certain que je serai aussitôt repéré, hué et battu; mais tout vaut mieux que ce travail.