Eh bien non. Resnyk accepte; bien plus, il soulève tout seul la traverse et me la pose avec précaution sur l'épaule droite, puis il relève l'autre extrémité, la cale sur son épaule gauche, et nous partons.
La traverse est couverte de neige et de boue; à chaque pas elle me rabote l'oreille et la neige me coule dans le cou. Au bout d'une cinquantaine de pas, je suis à la limite de ce qu'on appelle la capacité normale de résistance: mes genoux fléchissent, mon épaule me fait mal comme si on la serrait dans un étau, mon équilibre est chancelant. A chaque pas, je sens mes souliers comme aspirés par la boue avide, par cette boue polonaise omniprésente dont l'horreur monotone remplit nos journées.
Je me mords profondément les lèvres: nous savons tous, ici, qu'une petite douleur provoquée volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves d'énergie. Les Kapos aussi le savent: il y a ceux qui nous frappent par pure bestialité, mais il en est d'autres qui, lorsque nous sommes chargés, le font avec une nuance de sollicitude, accompagnant leurs coups d'exhortations et d'encouragements, comme font les charretiers avec leurs braves petits chevaux.
Arrivés au cylindre, nous déchargeons la traverse, et je reste planté là, les yeux vides, bouche ouverte et bras ballants, plongé dans l'extase éphémère et négative de la cessation de la douleur. Dans un crépuscule d'épuisement, j'attends la bourrade qui m'obligera à reprendre le travail, et j'essaie de profiter de chaque seconde de cette attente pour récupérer quelque énergie.
Mais la bourrade ne vient pas; Resnyk me touche le coude; le plus lentement possible, nous retournons aux traverses; là, deux par deux, les autres vont et viennent en cherchant à retarder le plus possible le moment de repartir avec un nouveau chargement.
«Allons, petit, attrape.» Cette fois, la traverse est sèche et un peu plus légère, mais à la fin du second voyage, je vais trouver le Vorarbeiter et je lui demande la permission d'aller aux latrines.
Nous avons cette chance que nos latrines sont assez éloignées, ce qui nous permet, une fois par jour, de nous absenter un peu plus longtemps que prévu; comme il est interdit d'y aller tout seuls, c'est Wachsmann, le plus faible et le plus maladroit du Kommando, qui a été investi de la charge de Scheissbegleiter, «accompagnateur aux latrines»; à ce titre, Wachsmann est responsable de toute tentative d'évasion (hypothèse risible!) et, de façon plus réaliste, de tout retard de notre part.
La permission m'ayant été accordée, me voilà parti au milieu de la boue, de la neige grise et des morceaux de ferraille, escorté par le petit Wachsmann. Avec lui, je n'arrive pas à communiquer car nous n'avons aucune langue en commun; mais ses camarades m'ont dit que c'était un rabbin, et même un Melamed, un connaisseur de la Thora, et que de plus, dans son village de Galicie, il passait pour être guérisseur et thaumaturge. Et pour ma part je ne suis pas loin de le croire, sinon comment aurait-il fait, fluet, fragile et paisible comme il est, pour réussir à travailler pendant deux ans sans tomber malade et sans mourir? Et comment expliquer cette stupéfiante vitalité qui éclate dans son regard et dans sa voix, et qui lui permet de passer des soirées entières à discuter d'obscures questions talmudiques en yiddish et en hébreu avec Mendi, le rabbin moderniste?
Les latrines sont un havre de paix. Ce sont des latrines provisoires, que les Allemands n'ont pas encore munies de ces bat-flanc de bois qui séparent d'ordinaire les différents compartiments: «Nur fur Englânder», «Nur fur Polen», «Nur fur Ukrainische Frauen» et ainsi de suite, et, un peu à l'écart, «Nur fur Hâftlinge». Trois Hâftlinge faméliques sont assis à l'intérieur, épaule contre épaule; un vieil ouvrier russe barbu portant au bras gauche le brassard bleu OST; un jeune Polonais avec un grand P blanc dans le dos et sur la poitrine; un prisonnier de guerre anglais, le teint rosé et le visage soigneusement rasé, vêtu d'un uniforme kaki bien repassé, bien propre, impeccable en dépit de la grosse marque KG (Kriegsgefangener) qui s'étale dans son dos. Un quatrième Hàftling se tient sur le pas de la porte, et à chaque civil qui entre en dégrafant sa ceinture, il demande inlassablement, d'une voix monocorde:
– Êtes-vous français?
En retournant au travail, on voit passer les camions de la cantine, ce qui veut dire qu'il est dix heures. C'est une heure honnête, la pause de midi se profile déjà dans la brume d'un lointain avenir, et nous pouvons commencer à puiser un peu d'énergie dans l'attente.
Resnyk et moi faisons encore deux ou trois voyages, mettant tous nos soins à repérer des traverses légères, quitte à pousser jusqu'aux piles les plus éloignées; mais à l'heure qu'il est toutes les meilleures ont déjà été emportées, et il ne reste plus que les autres, atroces, hérissées d'arêtes vives, alourdies par la boue, la glace, et les plaques métalliques clouées dessus pour le fixage des rails.
Quand Franz vient appeler Wachsmann pour aller chercher la soupe, c'est qu'il est onze heures: la matinée est presque terminée, et nul ne se soucie de l'après-midi. Ensuite, c'est le retour de la corvée, à onze heures et demie, avec l'interrogatoire d'usage: combien de soupe aujourd'hui? Comment est-elle? Du dessus ou du fond du baquet? Moi, je m'efforce de ne pas les poser, ces questions-là, mais je ne peux m'empêcher de tendre l'oreille aux réponses et le nez à la fumée que le vent apporte des cuisines.
Enfin, tel un météore céleste, surhumaine et impersonnelle comme un avertissement divin, retentit la sirène de midi, qui vient mettre un terme à nos fatigues et à nos faims anonymes et uniformes. Et de nouveau, la routine: nous accourons tous à la baraque, et nous nous mettons en rang gamelle tendue, et nous mourons tous de l'envie animale de sentir le liquide chaud au plus profond de nos viscères, mais personne ne veut être le premier, parce que le premier a pour lot la ration la plus liquide. Comme d'habitude, le Kapo nous couvre de railleries et d'insultes pour notre voracité, et se garde bien de remuer le contenu de la marmite puisque le fond lui revient d'office. Puis vient la béatitude (positive, celle-là, et viscérale) de la détente et de la chaleur dans notre ventre et tout autour de nous, dans la cabane où le poêle ronfle. Les fumeurs, avec des gestes avares et pieux, roulent une maigre cigarette, et de tous nos habits, trempés de boue et de neige, s'élève à la chaleur du poêle une épaisse buée qui sent le chenil et le troupeau.
Un accord tacite veut que personne ne parle: en l'espace d'une minute, nous dormons tous, serrés coude à coude, avec de brusques chutes en avant, et des sursauts en arrière, le dos raidi. Derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence, et une fois encore, ce sont les rêves habituels. Nous sommes chez nous, en train de prendre un merveilleux bain chaud. Nous sommes chez nous, assis à table. Nous sommes chez nous en train de raconter notre travail sans espoir, notre faim perpétuelle, notre sommeil d'esclaves.
Et puis, au milieu des vapeurs lourdes de nos digestions, un noyau douloureux commence à se former, il nous oppresse, il grossit jusqu'à franchir le seuil de notre conscience, et nous dérobe la joie du sommeil. «Es wird bald ein Uhr sein»: bientôt une heure. Comme un cancer rapide et vorace, il fait mourir notre sommeil et nous étreint d'une angoisse anticipée: nous tendons l'oreille au vent qui siffle dehors et au léger frôlement de la neige contre la vitre, «es wird schnell ein Uhr sein». Tandis que nous nous agrippons au sommeil pour qu'il ne nous abandonne pas, tous nos sens sont en alerte dans l'attente horrifiée du signal qui va venir, qui approche, qui…