Il faut savoir en effet qu'au Lager l'étoffe est rare et précieuse; le seul moyen que nous ayons de nous procurer un bout de chiffon pour nous moucher ou pour nous faire des chaussettes russes est justement de couper un morceau de chemise lors du changement de linge. Si la chemise a des manches longues, on coupe les manches; sinon on se contente d'un rectangle pris sur le bas ou bien on découd une des nombreuses pièces. En tout cas, il faut un certain temps pour se procurer une aiguille et du fil, et pour exécuter artistement le travail afin que le dommage ne soit pas trop apparent au moment du ramassage. Le linge sale et déchiré passe pêle-mêle au Service Couture du camp, où il est sommairement rapiécé, et de là à la désinfection à la vapeur (pas au lavage!), pour être ensuite redistribué; d'où la nécessité – pour préserver le linge de ces mutilations – de procéder au changement à l'improviste.
Mais, comme toujours, il s'est trouvé des indiscrets pour glisser un coup d'oeil sous la bâche du chariot qui sortait de la désinfection, si bien qu'en quelques minutes tout le camp était au courant qu'un Wàschetauschen se préparait et qu'en plus il s'agissait cette fois-ci de chemises neuves provenant d'un transport de Hongrois arrivé trois jours plus tôt.
La nouvelle a eu un effet immédiat. Tous les détenteurs d'une deuxième chemise volée ou obtenue par combine, ou même honnêtement achetée avec du pain – pour se protéger du froid ou pour placer leur capital en un moment de prospérité -, tous ceux-là se sont précipités à la Bourse dans l'espoir d'arriver à temps pour échanger leur chemise de réserve contre des produits de consommation, avant que l'afflux des chemises neuves ou la certitude de leur arrivée ne dévalue irrémédiablement le prix de leur article.
L'activité de la Bourse est sans relâche. Bien que tout échange et même toute forme de possession soient formellement interdits, et malgré les fréquentes rafles de Kapos ou de Blockàlteste qui de temps à autre provoquent une débandade confuse de marchands, de clients et de curieux, envers et contre tout, dès que les équipes sont rentrées du travail, le coin nord-est du Lager – l'endroit, fait significatif, le plus éloigné des baraques des SS – est occupé en permanence par une tumultueuse assemblée qui siège en plein air l'été et dans des lavabos l'hiver.
On y voit rôder par dizaines, les lèvres entrouvertes et les yeux brillants, les désespérés de la faim, poussés par un instinct trompeur là où les marchandises offertes rendent plus creux l'estomac vide et plus abondante la salivation. Ils viennent là munis, dans le meilleur des cas, d'une misérable demi-ration de pain économisée depuis le matin au prix d'efforts douloureux, dans l'espoir insensé d'un troc avantageux avec quelque naïf, ignorant des cotations du jour. Certains d'entre eux, avec une patience farouche, parviennent à échanger leur demi-ration contre un litre de soupe. Puis, un peu à l'écart, ils procèdent à l'extraction méthodique des quelques morceaux de pommes de terre qui se trouvent au fond; après quoi, ils échangent cette soupe contre du pain, et le pain contre un nouveau litre de soupe qu'ils traiteront comme le premier, et ainsi de suite jusqu'à ce que leurs nerfs cèdent, ou que l'une de leurs victimes, les prenant sur le fait, leur inflige une sévère leçon en les livrant à la raillerie publique. Autres représentants de cette espèce, ceux qui viennent à la Bourse pour vendre leur unique chemise; ils savent bien ce qui les attend, à la première occasion, quand le Kapo découvrira qu'ils sont nus sous leur veste. Le Kapo leur demandera ce qu'ils ont fait de leur chemise, pure formalité qui sert d'entrée en matière. Ils répondront qu'on la leur a volée aux lavabos, simple réponse d'usage elle aussi, et qui n'a pas la prétention d'être crue. En réalité même les pierres du Lager savent que, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, ceux qui n'ont plus de chemise l'ont vendue parce qu'ils avaient faim, et d'ailleurs chacun ici est responsable de sa chemise puisqu'elle est propriété du Lager. Alors le Kapo les frappera, on leur donnera une autre chemise, et tôt ou tard ils recommenceront.
Postés chacun dans son coin habituel, la Bourse accueille les marchands de profession; au premier rang desquels les Grecs, immobiles et silencieux comme des sphinx, accroupis sur le sol derrière leurs gamelles de soupe épaisse, fruit de leur travail, de leurs trafics et de leur solidarité nationale. Les Grecs ne sont plus maintenant que très peu, mais leur contribution à la physionomie générale du camp et au jargon international qu'on y parle est de première importance. Tout le monde sait que «caravana» désigne la gamelle et que «la comedera es buena» veut dire que la soupe est bonne; quant à «klepsi-klepsi», cette expression qui laisse transparaître clairement son origine grecque sert à évoquer l'idée générale de vol. Ces quelques rescapés de la colonie juive de Salonique, au double langage, grec et espagnol, et aux activités multiples, sont les dépositaires d'une sagesse concrète, positive et consciente où confluent les traditions de toutes les civilisations méditerranéennes. Que cette sagesse se manifeste au camp par la pratique systématique et scientifique du vol, par la lutte acharnée pour accéder aux postes importants et par le monopole de la Bourse du troc, ne doit pas faire oublier que leur répugnance pour toute brutalité gratuite et leur incroyable sens de la persistance, au moins virtuelle, d'une dignité humaine, faisaient des Grecs, au Lager, le groupe national le plus cohérent et de ce point de vue le plus évolué.
A la Bourse, on rencontre aussi les spécialistes du vol aux cuisines avec leurs vestes mystérieusement gonflées. Alors que le prix de la soupe est à peu près stable (une demi-ration de pain pour un litre), le cours des navets, des carottes et des pommes de terre est extrêmement capricieux et fortement influencé, entre autres facteurs, par le zèle des gardiens de service aux entrepôts et par leur facilité à se laisser corrompre.
C'est également le lieu où l'on vend le Mahorca: le Mahorca est un tabac de rebut, qui se présente sous forme de filaments ligneux et qui est officiellement en vente à la Kantine, en paquets de cinquante grammes, contre versement de «bons-prime» que la Buna est censée distribuer aux meilleurs travailleurs. Mais cette distribution n'a lieu que très irrégulièrement, avec une grande parcimonie et une injustice flagrante, de sorte que la plupart des bons finissent, directement ou par abus d'autorité, entre les mains des Kapos et des prominents; et pourtant les bonsprime de la Buna circulent sur le marché du Lager comme une véritable monnaie, et les variations de leur cours sont étroitement assujetties aux lois de l'économie classique.
Il y a eu des moments où avec un bon-prime on avait une ration de pain, puis une ration un quart et même une ration un tiers; un jour la cotation a atteint une ration et demie, mais aussitôt après, le ravitaillement en Mahorca de la Kantine a été interrompu et, la couverture venant à manquer, le cours s'est effondré d'un seul coup à un quart de ration. Puis il a connu une autre période de hausse, pour un motif peu banaclass="underline" la relève de la garde au Frauenblock, accompagnée de l'arrivée d'un contingent de robustes Polonaises. Comme le bon-prime donne droit (aux prisonniers de droit commun et aux politiques, pas aux juifs, qui d'ailleurs ne souffrent guère de cette restriction) à une entrée au Frauenblock, les intéressés se les sont arrachés en un clin d'oeil, ce qui a entraîné une réévaluation immédiate mais de courte durée.
Les Hàftlinge ordinaires qui recherchent le Mahorca pour leur consommation personnelle sont peu nombreux; le plus souvent, le tabac sort du camp et aboutit entre les mains des travailleurs civils de la Buna. Voici un des types de combines les plus répandus: le Hàftling qui a économisé d'une manière ou d'une autre une ration de pain l'investit en Mahorca; il se met clandestinement en contact avec un «amateur» civil, qui achète le Mahorca en payant au comptant, avec une dose de pain supérieure à celle initialement investie. Le Hàftling mange sa marge de bénéfice et remet en circulation la ration restante. Ce sont les spéculations de ce genre qui établissent un lien entre l'économie interne du camp et la vie économique du monde extérieur: lorsque la distribution du tabac à la population civile de Cracovie a été interrompue, les répercussions, au-delà de la barrière de fil barbelé qui nous sépare de la communauté humaine, se sont fait sentir immédiatement à l'intérieur du camp par une hausse sensible de la cotation du Mahorca et par suite du bonprime.