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Le cas qui vient d'être évoqué n'est que le plus simple: en voici un autre déjà plus complexe. Le Hàftling achète avec du Mahorca ou du pain, ou bien se fait offrir par un civil une quelconque loque ayant nom de chemise, même sale et déchirée, mais encore pourvue de trois trous par où passer tant bien que mal la tête et les bras. Du moment qu'il ne montre que des signes d'usure et non de dégradations délibérées, un tel objet, au moment du Wàschetauschen, vaut pour une chemise et donne droit à un rechange; au pis aller celui qui l'endosse recevra une correction en règle pour s'être montré négligent dans l'entretien des effets réglementaires.

Aussi, à l'intérieur du camp, n'y a-t-il pas grande différence de valeur entre une chemise digne de ce nom et un lambeau de tissu rapiécé; le Hàftling en question n'aura pas de mal à trouver un camarade en possession d'une chemise «commercialisable», mais sera dans l'impossibilité d'en tirer profit parce que l'endroit où il travaille, ou bien la langue, ou encore une incapacité intrinsèque l'empêchent d'entrer en contact avec des travailleurs civils. Ce camarade se contentera d'une petite quantité de pain en échange; car le prochain Wàschetauschen rétablira une certaine forme d'équilibre en répartissant le linge en bon ou mauvais état de manière purement fortuite. De son côté, le premier Hâftling pourra passer la chemise en bon état en contrebande à la Buna, et la vendre au civil de tout à l'heure (ou à un autre) pour quatre, six ou même dix rations de pain. Une marge de bénéfice de cette importance reflète la gravité du risque qu'on prend à sortir du camp avec plus d'une chemise sur le dos, ou à y rentrer sans chemise.

Les variations sur ce thème sont nombreuses. Certains n'hésitent pas à se faire arracher leurs couronnes en or pour les troquer à la Buna contre du pain ou du tabac; mais dans la plupart des cas, ce trafic se fait par personne interposée. Un «gros numéro», c'est-à-dire un nouveau venu, arrivé depuis peu mais déjà suffisamment abruti par la faim et l'extrême tension que requiert la vie au camp, est repéré par un «petit numéro» en raison d'une coûteuse prothèse dentaire; le «petit» offre au «gros» trois ou quatre rations de pain au comptant pour qu'il accepte de se la faire arracher. Si le gros est d'accord, le petit paie, emporte l'or à la Buna, et s'il est en contact avec un civil de confiance, dont il n'ait à craindre ni délation ni perfidie, il peut compter sur un gain de dix à vingt rations et plus, qui lui sont versées à tempérament, à raison d'une ou deux par jour. Il faut remarquer à ce propos que, contrairement à ce qui se passe à la Buna, le chiffre d'affaires maximum réalisable à l'intérieur du camp est de quatre rations de pain, car il serait pratiquement impossible aussi bien d'y conclure des contrats à crédit que d'y préserver de la convoitise d'autrui et de sa propre faim une plus grande quantité de pain.

Le trafic avec les civils fait partie intégrante de l'Arbeitslager et, comme on vient de le voir, il en conditionne la vie économique. Il constitue par ailleurs un délit explicitement prévu par le règlement du camp et assimilé aux crimes «politiques»; aussi lui a-t-on réservé des peines particulièrement sévères. S'il ne dispose pas de protections en haut lieu, le Hâftling convaincu de «Handel mit Zivilisten» se retrouve à Gleiwitz III, à Janina, ou à Heidebreck dans les mines de charbon; ce qui veut dire la mort par épuisement au bout de quelques semaines. Quant au travailleur civil, son complice, il peut être déféré à l'autorité allemande compétente et condamné à passer en Vernichtungslager, dans les mêmes conditions que nous, une période qui, si mes informations sont bonnes, peut aller de quinze jours à huit mois. Les ouvriers qui subissent cette espèce de loi du talion sont comme nous dépouillés à l'entrée, mais leurs affaires personnelles sont mises de côté dans un magasin spécial. Ils ne sont pas tatoués et conservent leurs cheveux, ce qui les rend facilement reconnaissables, mais pendant toute la durée de la punition, ils sont soumis au même travail et à la même discipline que nous: sauf bien entendu en ce qui concerne les sélections.

Ils travaillent dans des Kommandos spéciaux et n'ont aucun contact avec les Hàftlinge ordinaires. Pour eux en effet, le Lager représente une punition, et s'ils ne meurent pas de fatigue ou de maladie, il y a de fortes chances qu'ils retournent parmi les hommes; s'ils pouvaient communiquer avec nous, cela constituerait une brèche dans le mur qui fait de nous des morts au monde, et contribuerait un peu à éclairer les hommes libres sur le mystère de notre condition. Pour nous, en revanche, le Lager n'est pas une punition; pour nous aucun terme n'a été fixé, et le Lager n'est autre que le genre d'existence qui nous a été destiné, sans limites de temps, au sein de l'organisme social allemand.

Une section de notre camp, justement, est réservée aux travailleurs civils de toutes les nationalités qui doivent y séjourner pour une durée plus ou moins longue afin d'y expier leurs rapports illégitimes avec des Hàftlinge. Cette section, séparée du reste du camp par des barbelés, est appelée E-Lager et ceux qu'elle abrite E-Hàftlinge. «E» est l'initiale de «Erziehung», qui signifie «éducation».

Tous les trafics dont il a été question jusqu'ici reposent sur la contrebande de matériel appartenant au Lager. C'est pourquoi les SS les punissent aussi sévèrement: même l'or de nos dents leur appartient, puisque, arraché aux mâchoires des vivants ou des morts, il finit tôt ou tard entre leurs mains. Il est donc tout naturel qu'ils prennent leurs dispositions pour que l'or ne sorte pas du camp.

Cependant, la direction n'a rien contre le vol en soi. Il suffit de voir de quelle indulgence les SS savent faire preuve quand il s'agit de contrebande en sens inverse.

Là, les choses sont généralement plus simples. Il suffit de voler ou de receler quelques-uns des divers outils, instruments, matériaux, produits etc., que nous avons tous les jours à portée de la main durant notre travail à la Buna; après quoi il faut les introduire au camp le soir, trouver le client, et les troquer contre du pain ou de la soupe. Ce trafic est particulièrement intense: pour certains articles, qui sont pourtant nécessaires à la vie normale du camp, le vol à la Buna est l'unique voie d'approvisionnement régulière. C'est le cas en particulier des balais, de la peinture, du fil électrique, de la graisse à chaussures.

Prenons par exemple le trafic de ce dernier produit. Comme nous l'avons indiqué plus haut, le règlement du camp exige que les chaussures soient graissées et astiquées chaque matin; et chaque Blockàltester est responsable devant les SS de l'exécution de cette disposition par tous les hommes de sa baraque. On pourrait donc penser que chaque baraque bénéficie périodiquement d'une certaine quantité de graisse à chaussures, mais il n'en est rien: le mécanisme est tout autre. Il faut dire tout d'abord que chaque baraque reçoit tous les soirs une quantité de soupe passablement supérieure à la somme des rations réglementaires; le surplus est partagé selon le bon vouloir du Blockàltester, qui commence par prélever des suppléments à titre gracieux pour ses amis et protégés, puis les primes réservées aux balayeurs, aux gardiens de nuit, aux contrôleurs des poux et à tous les autres fonctionnaires-prominents de la baraque. Ce qui reste (et un Blockàltester avisé s'arrange toujours pour qu'il reste quelque chose) sert précisément aux achats.