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Au Lager, Elias prospère et triomphe. C'est un bon travailleur et un bon organisateur, qualités qui le mettent à l'abri des sélections et lui assurent le respect de ses chefs et de ses camarades. Pour ceux qui n'ont pas en eux de solides ressources morales, pour ceux qui ne savent pas tirer de la conscience de soi la force de s'accrocher à la vie, pour ceux-là, l'unique voie de salut est celle qui conduit à Elias: à la démence, à la brutalité sournoise. Toutes les autres issues sont barrées.

Tout cela pourrait nous conduire à dégager des conclusions et même des règles valables pour notre vie de tous les jours. N'existe-t-il pas autour de nous des Elias plus ou moins réalisés? N'en avons-nous pas vu de nos yeux vu, de ces individus qui vivent sans but aucun, réfractaires à toute forme de conscience et de contrôle de soi? et qui vivent non certes malgré ces déficiences, mais précisément, comme Elias, grâce à elles.

La question est grave, et nous n'entendons pas nous y engager ici, parce que notre récit se limite volontairement à la vie du Lager, et que sur l'homme hors du Lager on a déjà beaucoup écrit. Cependant nous voudrions ajouter un dernier mot: Elias, autant que nous puissions en juger du dehors, et si tant est que ces mots aient un sens, Elias était vraisemblablement un homme heureux.

Henri est au contraire éminemment civilisé et conscient de soi, et possède une théorie complète et articulée sur les façons de survivre au Lager. Il n'a que vingt-deux ans; il est très intelligent, parle le français, l'allemand, l'anglais et le russe, et a une excellente culture scientifique et classique.

Son frère est mort à la Buna l'hiver dernier, et depuis lors Henri a tronqué tout lien d'affection; il s'est renfermé en lui-même comme dans une carapace, et il lutte pour vivre sans se laisser distraire de son but, avec toutes les ressources qu'il peut tirer de son cerveau rapide et de son éducation raffinée. Selon sa théorie, pour échapper à la destruction tout en restant digne du nom d'homme, il n'y a que trois méthodes possibles: l'organisation, la pitié et le vol.

Lui-même les pratique toutes les trois. Nul n'a comme lui l'art consommé de circonvenir (de «cultiver», comme il dit) les prisonniers de guerre anglais. Entre ses mains ils deviennent de véritables poules aux œufs d'or: il suffit de penser qu'au Lager une seule cigarette anglaise rapporte de quoi se sustenter pour toute une journée. Henri a été vu une fois en train de manger un authentique œuf dur.

Henri détient le monopole du trafic des marchandises de provenance anglaise: et jusque-là il ne s'agit que d'organisation; mais son fer de lance pour la pénétration de la ligne de défense, anglaise ou autre, c'est la pitié. Henri a le corps et les traits délicats et subtilement pervers du Saint-Sébastien de Sodoma: encore imberbe, les yeux noirs et profonds, il se meut avec une élégance naturelle et languide – bien qu'il sache à l'occasion bondir et courir comme un chat, et que la capacité de son estomac soit à peine inférieure à celle d'Elias. Henri a pleinement conscience de ses dons naturels, et les met à profit avec la froide compétence de qui manœuvre un instrument de précision: les résultats sont étonnants. Il s'agit tout simplement d'une découverte: Henri a découvert que la pitié, étant un sentiment primaire et irraisonné, ne pouvait mieux prospérer, à condition d'être habilement instillée, que dans les âmes frustes des brutes qui nous commandent, de ceux-là mêmes qui n'hésitent pas à nous frapper sauvagement sans raison, et à nous piétiner une fois à terre; il n'a pas manqué de remarquer l'importance pratique d'une telle découverte, et c'est sur elle qu'il a fondé son industrie personnelle.

De même que Pichneumon paralyse les grosses chenilles velues en piquant leur unique ganglion vulnérable, de même il suffit d'un coup d'œil à Henri pour jauger son homme, «son type»; il lui parle brièvement, en employant le langage approprié, et «le type» est conquis: il écoute avec une sympathie croissante, s'attendrit sur le sort du malheureux jeune homme, et est déjà en passe de devenir rentable.

Il n'est point de cœur, si endurci soit-il, qu'Henri ne parvienne à émouvoir s'il s'y met sérieusement. Au Lager, et même à la Buna, on ne compte plus ses protecteurs: soldats anglais, ouvriers civils français, ukrainiens, polo nais; «politiques» allemands; au moins quatre Blockâlteste, un cuisinier, et même un SS. Mais son champ d'action favori demeure le K.B. Au K.B., Henri a entrée libre: ses amis – plus que ses protecteurs -, les docteurs Citron et Weiss, l'hospitalisent quand il veut et avec le diagnostic qu'il veut. Cela se produit notamment à l'approche des sélections et dans les périodes où le travail est particulièrement pénible: alors Henri «prend ses quartiers d'hiver», comme il dit.

Nanti d'amis si haut placés, Henri est rarement obligé de recourir à la troisième solution, le vol; et l'on comprend d'autre part qu'il ne se confie pas volontiers à ce sujet.

Il est agréable de parler avec Henri pendant les moments de repos. Et instructif, aussi: il n'est rien au camp qu'il ne connaisse, ou sur quoi il n'ait exercé ses raisonnements serrés et cohérents. Il parle de ses conquêtes avec une modestie de bon ton, comme de proies faciles, mais s'étend volontiers sur les calculs qui l'ont amené à aborder Hans en lui demandant des nouvelles de son fils envoyé au front, et Otto en lui montrant les cicatrices qu'il a sur les tibias.

Causer avec Henri est instructif et agréable; il arrive même parfois qu'on le sente proche et chaleureux; une communication semble possible, peut-être même un sentiment d'affection; on croit entrevoir en lui le fond humain, la conscience blessée d'une personnalité peu commune. Mais l'instant d'après, son sourire triste se fige en un rictus de commande; Henri s'excuse poliment («… J'ai quelque chose à faire», «… j'ai quelqu'un à voir»), et le voilà de nouveau tout à sa chasse et à sa lutte de chaque jour: dur, lointain, enfermé dans sa cuirasse, ennemi de tous et de chacun, aussi fuyant et incompréhensible que le Serpent de la Genèse.

Toutes mes conversations avec Henri, même les plus cordiales, m'ont toujours laissé à la fin un léger goût de défaite;!e vague soupçon d'avoir été moi aussi, un peu à mon insu, non pas un homme face à un autre homme, mais un instrument entre ses mains.

Je sais qu'aujourd'hui Henri est vivant. Je donnerais beaucoup pour connaître sa vie d'homme libre, mais je ne désire pas le revoir.

10 EXAMEN DE CHIMIE

Le Kommando 98, dit Kommando de Chimie, était censé être une section de spécialistes.

Le jour où on annonça officiellement sa création, un groupe clairsemé de quinze Hàftlinge se rassembla autour du nouveau Kapo, place de l'Appel, dans l'aube grise.

Ce fut pour nous une première déception: le Kapo était encore un «triangle vert», un criminel de profession, l'Arbeitsdienst n'ayant pas jugé bon de mettre un Kapochimiste à la tête du Kommando de Chimie. Ce n'était pas la peine de se fatiguer à lui poser des questions, il n'aurait pas répondu, ou bien il aurait répondu à grand renfort de hurlements et de coups de pied. D'un autre côté, sa faible corpulence et sa taille inférieure à la moyenne nous rassuraient.

Il nous gratifia d'un bref discours, dans un grossier allemand de caserne, et notre déception fut confirmée. Alors comme ça c'était nous, les chimistes: bon, eh ben lui, c'était Alex, et si on croyait que ça allait être le Pérou, on se gourait. Primo, tant que la production n'aurait pas commencé, le Kommando 98 serait un simple Kommandotransports préposé au magasin de Chlorure de Magnésium. Secundo, si on s'imaginait, parce qu'on était des Intelligenten, des intellectuels, qu'on allait se payer sa tête, à lui, Alex, un Reichsdeutscher, eh bien, Herrgottsacrament, il nous ferait voir, lui, il nous… (et, le poing fermé et l'index tendu, il fendait l'air obliquement, du geste de menace des Allemands); tertio, il ne fallait pas compter tromper son monde si on s'était présenté comme chimiste sans l'être; il y avait un examen, oui messieurs, dans quelques jours; un examen de chimie, devant le triumvirat de la Section Polymérisation: le Doktor Hagen, le Doktor Probst, le Doktor Ingénieur Pannwitz.