Bon, on avait perdu assez de temps comme ça, Meine Herren, les Kommandos 96 et 97 étaient déjà en route; alors, en avant marche, et pour commencer, ceux qui ne marcheraient pas au pas et en rang auraient affaire à lui.
C'était un Kapo comme tous les autres Kapos.
Quand on sort du Lager et qu'on passe devant la fanfare et le poste des SS, on marche en rang par cinq, le calot à la main, les bras au corps, le cou tendu, et on n'a pas le droit de parler. Ensuite, on se met trois par trois, et alors on peut tenter d'échanger quelques mots au milieu du claquement des dix mille paires de sabots en bois.
Qui sont mes compagnons de Kommando? Celui qui marche à côté de moi, c'est Alberto, étudiant de troisième année; nous avons réussi encore une fois à ne pas être séparés. Le deuxième à ma gauche, je ne l'ai jamais vu; il semble très jeune, il a un teint cireux et il porte le numéro des Hollandais. Devant moi, trois dos également inconnus. Derrière, mieux vaut ne pas se retourner, je pourrais perdre la cadence ou trébucher; je m'y risque tout de même, juste le temps d'entrevoir le visage d'Iss Clausner.
Tant qu'on marche, on n'a pas le temps de penser, il faut veiller à ne pas marcher sur les sabots de celui qui claudique devant vous, et à éviter que celui qui claudique derrière en fasse autant sur les vôtres; de temps en temps il faut enjamber un câble ou contourner une flaque boueuse. Je sais où nous sommes, je suis déjà passé par là avec mon ancien Kommando, c'est la H-Strasse, la rue des entrepôts. Je le dis à Alberto: on va vraiment au Chlorure de Magnésium, ça au moins c'est sûr.
Nous sommes arrivés, nous descendons dans un vaste sous-sol humide et plein de courants d'air; il s'agit du siège du Kommando, qu'ici on appelle la Bude. Le Kapo nous divise en trois équipes; quatre pour décharger les sacs du wagon, sept pour les transporter en bas, quatre pour les empiler dans l'entrepôt. Ces quatre-là, c'est nous, Alberto, Iss, le Hollandais et moi.
Finalement on peut parler, et à chacun de nous le discours d'Alex fait l'effet du rêve d'un fou.
Avec ces visages vides, ces crânes rasés, ces habits de honte, passer un examen de chimie! Et ce sera en allemand, bien sûr: et nous devrons comparaître devant quelque blond Doktor aryen en espérant ne pas avoir à nous moucher, parce que lui ne sait peut-être pas que nous n'avons pas de mouchoir, et nous ne pourrons certainement pas le lui expliquer. Notre vieille amie la faim nous tiendra compagnie et nous aurons du mal à nous tenir droits sur nos jambes, et le Doktor sentira sûrement l'odeur que nous dégageons, et à laquelle nous sommes maintenant habitués, mais qui nous poursuivait les premiers jours: l'odeur des navets et des choux crus, cuits et digérés.
C'est bien ça, confirme Clausner. Les Allemands ont-ils donc tellement besoin de chimistes? Ou est-ce un nouveau truc, un nouveau système «pour faire chier les juifs»? Est-ce qu'ils se rendent compte de l'épreuve grotesque et absurde qui nous est imposée, à nous qui ne sommes déjà plus des vivants, à nous dont l'attente morne du néant a fait des demi-fous?
Clausner me montre le fond de sa gamelle. Là où les autres ont gravé leur numéro, là où Alberto et moi avons gravé notre nom, Clausner a écrit: «Ne pas chercher à comprendre.»
Bien que nous n'y pensions pas plus de quelques minutes par jour, et encore, d'une manière étrangement détachée, extérieure, nous savons bien que nous finirons à la sélection. Je sais bien, moi, que je ne suis pas de l'étoffe de ceux qui résistent, je suis trop humain, je pense encore trop, je m'use au travail. Et maintenant je sais que je pourrai me sauver si je deviens Spécialiste, et que je deviendrai Spécialiste si je suis reçu à un examen de chimie.
Aujourd'hui encore, à l'heure où j'écris, assis à ma table, j'hésite à croire que ces événements ont réellement eu lieu.
Trois jours passèrent, trois de ces immémoriales journées ordinaires, si longues à passer, si brèves une fois écoulées, et déjà personne ne se donnait plus la peine de croire à l'examen de chimie.
Le Kommando ne comptait plus que douze hommes: trois avaient disparu, comme il arrivait couramment au Lager: peut-être transférés dans la baraque d'à côté, peut-être rayés de ce bas monde. Des douze, cinq n'étaient pas chimistes, et tous les cinq avaient aussitôt demandé à Alex de réintégrer leurs anciens Kommandos. Ils n'évitèrent pas les coups mais, contre toute attente et en vertu d'on ne sait quelle autorité, il fut décidé qu'ils resteraient en qualité d'auxiliaires du Kommando de Chimie.
Alex vint nous chercher à la cave du Chlorure et nous fit sortir tous les sept pour aller passer l'examen. Et nous voilà, comme sept poussins malhabiles derrière la mère poule, montant derrière Alex le petit escalier du Polymerisations-Bûro. Nous sommes sur le palier; sur la porte, une plaque où on peut lire les trois noms illustres. Alex frappe respectueusement, ôte son calot, entre; on entend une voix placide; Alex ressort: «Ruhe, jetzt. Warten.» Attendre en silence.
Voilà qui nous satisfait. Quand on attend, le temps avance tout seul sans qu'on soit obligé d'intervenir pour le pousser en avant, tandis que quand on travaille, chaque minute nous parcourt douloureusement et demande à être laborieusement expulsée. Nous sommes toujours contents d'attendre, nous sommes capables d'attendre pendant des heures, avec l'inertie totale et obtuse des araignées dans leurs vieilles toiles.
Alex est nerveux, il se promène de long eh large, et chaque fois qu'il passe, nous nous écartons. Nous aussi, chacun à sa façon, nous sommes inquiets; il n'y a que Mendi qui ne le soit pas. Mendi est rabbin; il vient de la Russie subcarpatique, de cette mosaïque de peuples où chacun parle au moins trois langues; et Mendi en parle sept. Il sait énormément de choses; il est rabbin, mais aussi sioniste militant, spécialiste de glottologie, ancien partisan et docteur en droit; il n'est pas chimiste, mais il veut quand même tenter sa chance; c'est un petit homme tenace, courageux et fin.
Bâlla a un crayon: tout le monde se précipite sur lui. Nous ne sommes pas sûrs de savoir encore écrire, nous voudrions faire un essai
Kohlenwasserstoffe, Massenwirkungsgesetz Les noms allemands des corps composes et des lois chimiques me reviennent en mémoire j'éprouve de la gratitude pour mon cerveau, dont je ne me suis plus beaucoup occupe et qui fonctionne encore si bien
Alex repasse Mais moi, je suis chimiste qu'est-ce que j'ai a voir avec cet Alex 7 Il se plante devant moi, rajuste rudement le col de ma veste, m'ôte mon calot et me le renfonce sur la tête, puis, reculant d'un pas, juge du résultat d'un air dégoûte et tourne le dos en grommelant «Was fur ein Muselmann Zugang '«Quelle lamentable recrue '
La porte vient de s'ouvrir Les trois Doktoren ont décide de faire passer ce matin six candidats Le septième reviendra Le septième, c'est moi, parce que j'ai le numéro matricule le plus eleve, et il me faut repartir au travail Alex viendra me chercher dans le courant de l'apres-midi, pas de chance ' Je ne pourrai même pas communiquer avec les autres pour savoir «ce qu'ils demandent»
Cette fois, ça y est Dans l'escalier, Alex me lance des regards torves, il se sent en quelque sorte responsable de mon aspect pitoyable Il m'en veut parce que je suis italien, parce que je suis juif, et parce que, de nous tous, je suis celui qui s'écarte le plus de son idéal caporalesque de virilité Par analogie, sans y rien comprendre, et fier de son incompétence, il affiche un profond scepticisme quant a mes chances de réussite a l'examen