Nous entrons Le Doktor Pannwitz est seul, Alex, le calot a la main, lui parle a mi-voix «un Italien, au Lager depuis trois mois seulement, déjà a moitié kaputt Er sagt er ist Chemiker «mais lui, Alex, semble faire ses reserves sur ce point
Le voilà rapidement congédie et invité à attendre à l'écart, et moi je me sens comme Œdipe devant le Sphinx J'ai les idées claires, et je me rends compte même en cet instant que l'enjeu est important, et pourtant j'ai une envie folle de disparaître, de me dérober a l'épreuve
Pannwitz est grand, maigre, blond, il a les yeux, les cheveux et le nez conformes a ceux que tout Allemand se doit d'avoir, et il siège, terrible, derrière un bureau compliqué Et moi, le Hafthng 174517, je suis debout dans son bureau, qui est un vrai bureau, net, propre, bien en ordre, et il me semble que je laisserais sur tout ce que je pourrais toucher une trace malpropre
Quand il eut fini d'écrire, il leva les yeux sur moi et me regarda
Depuis ce jour-là, j'ai pensé bien des fois et de bien des façons au Doktor Pannwitz Je me suis demandé ce qui pouvait bien se passer a l'intérieur de cet homme, comment il occupait son temps en dehors de la Polymérisation et de la conscience indo-germanique, et surtout, quand j'ai été de nouveau un homme libre, j'ai désire le rencontrer à nouveau, non pas pour me venger, mais pour satisfaire ma curiosité de l'âme humaine
Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme, et si je pouvais expliquer a fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la grande folie du Troisième Reich
Tout ce que nous pensions et disions des Allemands prit forme en cet instant Le cerveau qui commandait à ces yeux bleus et à ces mains soignées disait clairement «Ce quelque chose que j'ai la devant moi appartient à une espèce qu'il importe sans nul doute de supprimer Mais dans le cas présent, il convient auparavant de s'assurer qu'il ne renferme pas quelque élément utilisable» Et, dans ma tête, les pensées roulent comme des graines dans une courge vide «Les yeux bleus et les cheveux blonds sont essentiellement malfaisants Aucune communication possible Je suis spécialiste en chimie minérale Je suis spécialiste en synthèses organiques Je suis spécialiste»
Et l'interrogatoire commença, tandis qu'Alex, troisième spécimen zoologique présent, bâillait et rongeait son frein dans son coin
– Wo sind Sie geboren?
Il me vouvoie le Doktor Ingénieur Pannwitz n'a pas le sens de l'humour Qu'il soit maudit, il ne fait pas le moindre effort pour parler un allemand un tant soit peu compréhensible.
– J'ai soutenu ma thèse à Turin, en 1941, avec mention très bien.
Au fur et à mesure que je parle, j'ai le sentiment très net qu'il ne me croit pas, et à vrai dire je n'y crois pas moi-même: il suffit de regarder mes mains sales et couvertes de plaies, mon pantalon de forçat maculé de boue. Et pourtant c'est bien moi, le diplômé de Turin, en ce moment plus que jamais il m'est impossible de douter que je suis bien la même personne, car le réservoir de souvenirs de chimie organique, même après une longue période d'inertie, répond à la demande avec une étonnante docilité; et puis cette ivresse lucide, cette chaleur qui court dans mes veines, comme je la reconnais! C'est la fièvre des examens, ma fièvre, celle de mes examens, cette mobilisation spontanée de toutes les facultés logiques et de toutes les notions qui faisait tant envie à mes camarades.
L'examen se passe bien. Au fur et à mesure que je m'en rends compte, j'ai l'impression que mon corps grandit. Maintenant, le Doktor Pannwitz s'informe du sujet de ma thèse. Je dois faire un effort violent pour rappeler des souvenirs aussi immensément lointains: c'est comme si je cherchais à évoquer les événements d'une vie antérieure.
Quelque chose me protège. L'Aryen aux cheveux blonds et à la confortable existence s'intéresse tout particulièrement à mes pauvres vieilles Mesures de constantes diélectriques: il me demande si je sais l'anglais, me montre le volume de Gattermann; et cela aussi me semble absurde et invraisemblable, qu'il y ait ici, de ce côté des barbelés, un Gattermann en tous points identique à celui sur lequel j'étudiais, en quatrième année, quand j'étais en Italie, chez moi.
L'épreuve est terminée: l'excitation qui m'a soutenu pendant toute la durée de l'examen tombe d'un seul coup, et je contemple, hébété et amorphe, cette pâle main de blond qui écrit mon destin en signes incompréhensibles, sur la page blanche.
– Los, ab!
Alex rentre en scène, me voilà de nouveau sous sa juridiction. Il salue Pannwitz en claquant les talons et obtient en retour un imperceptible battement de paupières. Je tâtonne un instant à la recherche d'une formule de congé appropriée, mais en vain: en allemand, je sais dire manger, travailler, voler, mourir; je sais même dire acide sulfurique, pression atmosphérique et générateur d'ondes courtes, mais je ne sais vraiment pas comment saluer un personnage important.
Nous revoici dans l'escalier. Alex descend les marches quatre à quatre: il porte des chaussures de cuir parce qu'il n'est pas juif, il a le pied léger comme un démon de Malebolge. D'en bas, il se retourne et me regarde d'un œil torve tandis que je descends bruyamment, empêtré dans mes énormes sabots dépareillés, agrippé à la rampe comme un vieux.
Apparemment, ça a bien marché, mais ce serait de la folie de penser que le tour est joué. Je connais déjà suffisamment le Lager pour savoir qu'il ne faut jamais faire de prévisions, surtout si elles sont optimistes. Ce qui est sûr, par contre, c'est que j'ai passé une journée sans travailler, donc que j'aurai un peu moins faim cette nuit, et ça c'est un avantage concret, un point d'acquis.
Pour rentrer à la Buda, il faut traverser un terrain vague encombré de poutres et de treillis métalliques empilés les uns sur les autres. Le câble d'acier d'un treuil nous barre le passage; Alex l'empoigne pour l'enjamber, mais, Donnerwetter, le voilà qui jure en regardant sa main pleine de cambouis. Entre-temps je suis arrivé à sa hauteur: sans haine et sans sarcasme, Alex s'essuie la paume et le dos de la main sur mon épaule pour se nettoyer; et il serait tout surpris, Alex, la brute innocente, si quelqu'un venait lui dire que c'est sur un tel acte qu'aujourd'hui je le juge, lui et Pannwitz, et tous ses nombreux semblables, grands et petits, à Auschwitz et partout ailleurs.
11 LE CHANT D'ULYSSE
Nous étions six à récurer et nettoyer l'intérieur d'une citerne souterraine La lumière du jour ne nous parvenait qu'à travers l'étroit portillon d'accès. C'était un travail de luxe car personne ne nous surveillait, mais il faisait froid et humide. La poussière de rouille nous brûlait les yeux et nous laissait dans la bouche et la gorge comme un goût de sang
L'échelle de corde qui pendait du portillon oscilla: quelqu'un venait. Deutsch éteignit sa cigarette, Goldner réveilla Sivadjan, tout le monde se remit à racler énergiquement la sonore paroi de tôle.
Ce n'était pas le Vorarbeiter, ce n'était que Jean, le Pikolo de notre Kommando. Jean était un étudiant alsacien. Bien qu'il eût déjà vingt-quatre ans, c'était le plus jeune Hafthng du Kommando de Chimie Et c'est pour cette raison qu'on lui avait assigné le poste de Pikolo, c'est-à-dire de livreur-commis aux écritures, préposé à l'entretien de la baraque, à la distribution des outils, au lavage des gamelles et à la comptabilité des heures de travail du Kommando.
Jean parlait couramment le français et l'allemand, dès qu'on reconnut ses chaussures en haut de l'échelle, tout le monde s'arrêta de racler:
– Also, Pikolo, was gibt es Neues?
– Qu'est-ce qu'il y a comme soupe aujourd'hui?