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Il y a aussi ceux qui se spécialisent dans des opérations d'espionnage patientes et compliquées, pour identifier le ou les civils qui chaperonnent tel ou tel détenu, et chercher par tous les moyens à le supplanter. D'où d'interminables disputes de priorité, d'autant plus amères pour le perdant qu'un civil déjà «dégrossi» est presque toujours plus rentable et surtout plus sûr que celui qui en est à ses premiers contacts avec nous. Il vaut beaucoup plus, pour d'évidentes raisons sentimentales et techniques. il connaît déjà les bases de 1' «organisation», ses règles et ses risques, et de plus, il a donné la preuve qu'il était capable de franchir la barrière des castes.

Car pour les civils, nous sommes des panas. Plus ou moins explicitement, et avec toutes les nuances qui vont du mépris à la commisération, les civils se disent que pour avoir été condamnés à une telle vie, pour en être réduits à de telles conditions, il faut que nous soyons souillés de quelque faute mystérieuse et irréparable. Ils nous entendent parler dans toutes sortes de langues qu'ils ne comprennent pas et qui leur semblent aussi grotesques que des cris d'animaux Ils nous voient ignoblement asservis, sans cheveux, sans honneur et sans nom, chaque jour battus, chaque jour plus abjects, et jamais ils ne voient dans nos yeux le moindre signe de rébellion, ou de paix, ou de foi. Ils nous connaissent chapardeurs et sournois, boueux, loqueteux et faméliques, et, prenant l'effet pour la cause, nous jugent dignes de notre abjection Qui pourrait distinguer nos visages les uns des autres? Pour eux, nous sommes «Kazett», neutre singulier.

Bien entendu, cela n'empêche pas que beaucoup d'entre eux nous jettent de temps à autre un morceau de pain ou une pomme de terre, ou qu'ils nous confient leur gamelle à racler et à laver après la distribution de la «Zivilsuppe» au chantier. Mais s'ils le font, c'est surtout pour se débarrasser d'un regard famélique un peu trop insistant, ou dans un accès momentané de pitié, ou tout bonnement pour le plaisir de nous voir accourir de tous côtés et nous disputer férocement le morceau, jusqu'à ce que le plus fort l'avale, et que tous les autres s'en repartent, dépités et claudicants.

Or, entre Lorenzo et moi, il ne se passa rien de tout cela. A supposer qu'il y ait un sens à vouloir expliquer pourquoi ce fut justement moi, parmi des milliers d'autres êtres équivalents, qui pus résister à l'épreuve, je crois que c'est justement à Lorenzo que je dois d'être encore vivant aujourd'hui, non pas tant pour son aide matérielle que pour m'avoir constamment rappelé, par sa présence, par sa façon si simple et facile d'être bon, qu'il existait encore, en dehors du nôtre, un monde juste, des choses et des êtres encore purs et intègres que ni la corruption ni la barbarie n'avaient contaminés, qui étaient demeurés étrangers à la haine et à la peur; quelque chose d'indéfinissable, comme une lointaine possibilité de bonté, pour laquelle il valait la peine de se conserver vivant.

Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte, ou eux-mêmes l'ont ensevelie sous l'offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les prominents grands et petits, et jusqu'aux Hàftlinge, masse asservie et indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure.

Mais Lorenzo était un homme: son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi j'étais un homme.

13 OCTOBRE 1944

Nous avons lutté de toutes nos forces pour empêcher l'hiver de venir. Nous nous sommes agrippés à toutes les heures tièdes; à chaque crépuscule nous avons cherché à retenir encore un peu le soleil dans le ciel, mais tout a été inutile. Hier soir, le soleil s'est irrévocablement couché dans un enchevêtrement de brouillard sale, de cheminées d'usines et de fils; et ce matin, c'est l'hiver.

Nous savons ce que ça veut dire, parce que nous étions là l'hiver dernier, et les autres comprendront vite. Ça veut dire que dans les mois qui viennent, sept sur dix d'entre nous mourront. Ceux qui ne mourront pas souffriront à chaque minute de chaque jour, et pendant toute la journée: depuis le matin avant l'aube jusqu'à la distribution de la soupe du soir, ils devront tenir les muscles raidis en permanence, danser d'un pied sur l'autre, enfouir leurs mains sous leurs aisselles pour résister au froid. Ils devront dépenser une partie de leur pain pour se procurer des gants, et perdre des heures de sommeil pour les réparer quand ils seront décousus. Comme on ne pourra plus manger en plein air, il nous faudra prendre nos repas dans la baraque, debout, sans pouvoir nous appuyer aux couchettes puisque c'est interdit, dans un espace respectif de quelques centimètres carrés de plancher. Les blessures de nos mains se rouvriront, et pour obtenir un pansement il faudra chaque soir faire la queue pendant des heures, debout dans la neige et le vent.

De même que ce que nous appelons faim ne correspond en rien à la sensation qu'on peut avoir quand on a sauté un repas, de même notre façon d'avoir froid mériterait un nom particulier. Nous disons «faim», nous disons «fatigue», «peur» et «douleur», nous disons «hiver», et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour des hommes libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la peine. Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d'une âpreté nouvelle; celui qui nous manque pour expliquer ce que c'est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tous vêtements, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche.

Comme on voit s'évanouir un espoir, ce matin nous avons constaté que l'hiver était là. Chacun s'en est aperçu en sortant de la baraque pour aller se laver: il n'y avait pas d'étoiles, l'air sombre et froid sentait la neige. Pendant le rassemblement place de l'Appel pour le départ au travail, dans les premières lueurs de l'aube, personne n'a parlé. Quand nous avons vu tomber les premiers flocons, nous nous sommes dit que si l'année dernière à pareille époque on nous avait dit que nous devions voir un autre hiver au Lager, nous serions allés toucher les barbelés électrifiés; que nous devrions y aller maintenant même, si nous étions logiques, s'il n'y avait pas encore en nous, tout au fond, cet espoir fou, irraisonné, que nous n'osons nous avouer.

Car l'hiver ici n'est pas que l'hiver.

Au printemps dernier, les Allemands ont dressé sur un des terrains vagues du Lager deux immenses tentes, dont chacune a accueilli pendant toute la saison un millier de prisonniers; à présent, elles sont démontées, et deux mille hommes se pressent en surnombre dans les baraques. Nous, les anciens, nous savons que ce genre d'irrégularité ne plaît guère aux Allemands et que tôt ou tard ils trouveront un moyen de réduire notre nombre.

On sent l'approche des sélections. «Selekcja»: le mot hybride, mi-latin mi-polonais, revient de temps en temps, puis de plus en plus souvent, dans les conversations en différentes langues. Au début, on n'y fait pas attention, puis il s'impose à nous, enfin il nous obsède.