Le Blockàltester a fermé la porte de communication entre le Tagesraum et le dortoir et a ouvert les deux qui donnent sur l'extérieur, celle du Tagesraum et celle du dortoir. C'est là, entre les deux portes, que se tient l'arbitre de notre destin, en la personne d'un sous-officier des SS. A sa droite, il a le Blockàltester, à sa gauche le fourrier de la baraque. Chacun de nous sort nu du Tagesraum dans l'air froid d'octobre, franchit au pas de course sous les yeux des trois hommes les quelques pas qui séparent les deux portes, remet sa fiche au SS et rentre par la porte du dortoir. Le SS, pendant la fraction de seconde qui s'écoule entre un passage et l'autre, décide du sort de chacun en nous jetant un coup d'œil de face et de dos, et passe la fiche à l'homme de droite ou à celui de gauche: ce qui signifie pour chacun de nous la vie ou la mort. Une baraque de deux cents hommes est «faite» en trois ou quatre minutes, et un camp entier de douze mille hommes en un après-midi.
Moi, comprimé dans l'amas de chair vivante, j'ai senti peu à peu la pression se relâcher autour de moi, et rapidement mon tour est venu. Comme les autres, je suis passé d'un pas souple et énergique, en cherchant à tenir la tête haute, la poitrine bombée et les muscles tendus et saillants. Du coin de l'œil, j'ai essayé de regarder par-dessus mon épaule et il m'a semblé voir ma fiche passer à droite.
Au fur et à mesure que nous rentrons dans le dortoir, nous pouvons nous rhabiller. Personne ne connaît encore avec certitude son propre destin, avant tout il faut savoir si les fiches condamnées sont celles de droite ou de gauche. Désormais ce n'est plus la peine de se ménager les uns les autres ou d'avoir des scrupules superstitieux. Tout le monde se précipite autour des plus vieux, des plus décrépits, des plus «musulmans»: si leurs fiches sont allées à gauche, on peut être sûr que la gauche est le côté des condamnés.
Avant même que la sélection soit terminée, tout le monde sait déjà que c'est la gauche la «schlechte Seite», le mauvais côté. Bien entendu, il y a eu des irrégularités; René par exemple, si jeune et si robuste, on l'a fait passer à gauche: peut-être parce qu'il a des lunettes, peut-être parce qu'il marche un peu courbé comme les myopes, mais plus probablement par erreur; René est passé devant la commission juste avant moi, il pourrait bien s'être produit un échange de fiches. J'y repense, j'en parle à Alberto, et nous convenons que l'hypothèse est vraisemblable: je ne sais pas ce que j'en penserai demain et plus tard; aujourd'hui, cela n'éveille en moi aucune émotion particulière.
De même pour Sattler, un robuste paysan transylvanien qui était encore chez lui trois semaines plus tôt; Sattler ne connaît pas l'allemand, il n'a rien compris à ce qui s'est passé, et il est là dans un coin, en train de raccommoder sa chemise. Dois-je aller lui dire qu'il n'en aura plus besoin, de sa chemise?
Ces erreurs n'ont rien d'étonnant: l'examen est très rapide et sommaire, et d'ailleurs, ce qui compte pour l'administration du Lager, ce n'est pas tant d'éliminer vraiment les plus inutiles que de faire rapidement place nette en respectant le pourcentage établi.
Dans notre baraque, la sélection est maintenant finie, mais elle continue dans les autres, ce qui fait que nous restons enfermés. Toutefois, comme entre-temps les bidons de la soupe sont arrivés, le Blockàltester décide de procéder à la distribution sans plus attendre. Les sélectionnés auront droit à une double ration. Je n'ai jamais su si c'était là une manifestation absurde de la bonté d'âme des Blockâlteste ou une disposition formelle des SS; toujours est-il qu'à Monowitz-Auschwitz, durant l'intervalle de deux ou trois jours (et beaucoup plus parfois) qui s'écoulait entre la sélection et la partance, les victimes jouissaient de ce privilège.
Ziegler tend sa gamelle, reçoit la ration normale, puis reste là à attendre. «Qu'est-ce que tu veux encore?» lui demande le Blockàltester. Autant qu'il puisse en juger, Ziegler n'a pas droit au supplément; il le pousse de côté, mais Ziegler revient et insiste humblement: c'est vrai qu'on l'a mis à gauche, tout le monde l'a vu, le Blockàltester n'a qu'à consulter ses fiches; il a droit à la double ration. Et quand il l'a obtenue, il s'en va tranquillement la manger sur sa couchette.
Maintenant, chacun est occupé à gratter attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe: un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie. Peu à peu, le silence s'installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j'entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n'avoir pas été choisi.
Kuhn est fou. Est-ce qu'il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après-demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l'ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien? Est-ce qu'il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour? Est-ce qu'il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd'hui est une abomination qu'aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l'homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer?
Si j'étais Dieu, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.
14 KRAUS
Quand il pleut, on voudrait pouvoir pleurer. C'est novembre, il pleut depuis dix jours, et la terre ressemble au fond d'un étang. Tout ce qui est en bois a une odeur de champignon.
Si je pouvais faire dix pas sur la gauche, là sous le hangar, je serais à l'abri; je me contenterais bien d'un sac pour me couvrir les épaules, ou même de l'espoir d'un feu où me sécher; ou à la rigueur d'un bout de chiffon sec à glisser entre mon dos et ma chemise. J'y pense, entre deux coups de pelle, et je me persuade qu'un morceau de tissu sec serait vraiment un pur bonheur.
Au point où nous en sommes, il est impossible d'être plus trempés; il ne reste plus qu'à bouger le moins possible, et surtout à ne pas faire de mouvements nouveaux, pour éviter qu'une portion de peau restée sèche n'entre inutilement en contact avec nos habits ruisselants et glacés.
Encore faut-il s'estimer heureux qu'il n'y ait pas de vent. C'est curieux comme, d'une manière ou d'une autre, on a toujours l'impression qu'on a de la chance, qu'une circonstance quelconque, un petit rien parfois, nous empêche de nous laisser aller au désespoir et nous permet de vivre. Il pleut, mais il n'y a pas de vent. Ou bien: il pleut et il vente, mais on sait que ce soir on aura droit à une ration supplémentaire de soupe, et alors on se dit que pour un jour, on tiendra bien encore jusqu'au soir. Ou encore, c'est la pluie, le vent, la faim de tous les jours, et alors on pense que si vraiment ce n'était plus possible, si vraiment on n'avait plus rien dans le cœur que souffrance et dégoût, comme il arrive parfois dans ces moments où on croit vraiment avoir touché le fond, eh bien, même alors, on pense que si on veut, quand on veut, on peut toujours aller toucher la clôture électrifiée, ou se jeter sous un train en manœuvre. Et alors il ne pleuvrait plus.
Depuis ce matin, nous sommes enfoncés dans la boue, jambes écartées, pivotant sur nos hanches à chaque pelletée, les pieds immobilisés dans les deux trous qui se sont creusés sous notre poids dans le terrain gluant. Moi je me trouve à mi-hauteur de la tranchée, Kraus et Clausner au fond, Gounan au-dessus de moi, au niveau du sol. Gounan est le seul qui puisse regarder ce qui se passe autour de lui, et de temps en temps, il nous avertit par monosyllabes qu'il faut accélérer le rythme, ou au contraire que nous pouvons nous reposer, suivant la personne qui passe sur la route à ce moment-là. Clausner pioche, Kraus me passe les pelletées de terre une par une, et moi je les passe à Gounan, qui entasse la terre à côté de lui. D'autres font la navette avec les brouettes quelque part ailleurs, mais cela ne nous intéresse pas; pour aujourd'hui, notre univers, c'est ce trou plein de boue.