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Nous, nous sommes des chimistes, et donc nous travaillons aux sacs de phényl-bêta. Nous avons débarrassé l'entrepôt après les premières incursions, en pleine canicule: le phényl-bêta se collait, sous les vêtements, à nos membres en sueur, et nous rongeait comme une lèpre; la peau brûlée de nos visages se détachait en grosses croûtes. Puis les tirs se sont interrompus et nous avons rapporté les sacs dans l'entrepôt. Après quoi l'entrepôt a été touché et nous avons déplacé les sacs dans la cave de la Section Styrène. A présent, l'entrepôt a été remis en état et il faut à nouveau y empiler les sacs. L'odeur entêtante du phényl- bêta imprègne notre unique costume et nous suit jour et nuit comme notre ombre. Voici donc les avantages que nous avons retirés jusqu'ici de notre enrôlement dans le Kommando de Chimie: les autres ont reçu un manteau, et nous non; les autres portent des sacs de ciment de cinquante kilos, et nous des sacs de phényl-bêta de soixante kilos. Comment pourrions-nous encore penser à l'examen de chimie et à nos illusions d'antan? Il a été question, au moins quatre fois pendant l'été, du laboratoire du Doktor Pannwitz au bâtiment 939, et le bruit a couru qu'on choisirait parmi nous des analystes pour la Section de Polymérisation.

Mais maintenant c'est bel et bien fini. C'est le dernier acte: l'hiver a commencé, et avec lui notre dernière bataille. Nous ne pouvons plus douter que ce soit la dernière. Quel que soit le moment de la journée où il nous arrive de nous mettre à l'écoute de notre corps, d'interroger nos fibres et nos muscles, la réponse est invariable: nos forces ne suffiront pas. Autour de nous tout parle de désagrégation et de ruine. La moitié du bâtiment 939 n'est plus qu'un amas de décombres et de tôles tordues; les énormes conduites où rugissait naguère la vapeur surchauffée laissent pendre jusqu'au sol d'informes glaçons bleuâtres gros comme des piliers. La Buna est désormais silencieuse, et quand le vent souffle dans le bon sens, on entend en prêtant l'oreille une vibration souterraine, sourde et continue: le front qui approche. Trois cents prisonniers du ghetto de Lôdz, que les Allemands ont transférés devant l'avancée des Russes, viennent d'arriver au camp: ils y ont porté avec eux les échos de la lutte légendaire du ghetto de Varsovie, et nous ont raconté comment, il y a déjà un an, les Allemands ont liquidé le camp de Lublin: une mitrailleuse aux quatre coins, et les baraques incendiées; le monde civil ne le saura jamais. A quand notre tour?

Ce matin, comme d'habitude, le Kapo a procédé à la constitution des équipes. Les dix du Chlorure de Magnésium, au Chlorure de Magnésium! Et les dix s'en vont, en traînant les pieds, le plus lentement possible car le Chlorure de Magnésium est un travail extrêmement pénible: il faut rester toute la journée les pieds enfoncés jusqu'aux chevilles dans de l'eau saumâtre et glaciale qui attaque les chaussures, les vêtements et la peau. Le Kapo saisit une brique et la lance dans le tas: ils s'écartent gauchement mais ne font pas mine d'accélérer l'allure. C'est presque un geste de routine, qui se répète tous les matins, et qui ne suppose pas toujours, de la part du Kapo, l'intention délibérée de nuire.

Les quatre du Scheisshaus, au travail! Et les voilà en route pour construire les nouvelles latrines. Car il faut savoir qu'avec l'arrivée des convois de Lôdz et de Transylvanie, nous avons dépassé l'effectif réglementaire de cinquante Hàftlinge, et le mystérieux bureaucrate allemand qui préside à ces sortes de choses nous a autorisés à ériger un «Zweiplâtziges Kommandoscheisshaus», à savoir un W.-C. à deux places réservé à notre Kommando. Nous ne sommes pas insensibles à cette marque de considération, qui confère à notre Kommando un lustre particulièrement enviable: mais il est clair que cela nous prive du même coup d'un prétexte commode pour interrompre le travail et mettre au point des combines avec les civils. «Noblesse oblige», dit Henri, qui a d'autres cordes à son arc.

Les douze des briques. Les cinq de Meister Dahm. Les deux des citernes. Combien d'absents? Trois absents. Homolka, entré ce matin au K.B., le Forgeron mort hier, François transféré on ne sait ni où ni pourquoi. Le compte est bon; le Kapo prend note sur son registre, satisfait. Il ne reste plus que nous, maintenant, les dix-huit du phénylbêta, plus les prominents du Kommando. Et voilà que survient l'imprévisible.

Le Kapo dit: «Le Doktor Pannwitz a communiqué à l'Arbeitsdienst que trois Hàftlinge ont été choisis pour le Laboratoire: 169509, Brackier; 175633, Kandek; 174517, Levi. Pendant un instant mes oreilles bourdonnent et la Buna tourne autour de moi. Au Kommando 98, il y a trois Levi, mais Hundert Vierundsiebzig Fiinf Hundert Siebzehn c'est bien moi, pas de doute possible. Je fais partie des trois élus.

Le Kapo nous toise avec un rire hargneux. Un Belge, un Roumain et un Italien: trois Franzosen en somme. Possible que ce soient juste trois Franzosen, les élus pour le paradis du Laboratoire?

Plusieurs camarades me félicitent; Alberto le premier, avec une joie sincère, sans ombre d'envie. Alberto ne trouve rien à redire à la chance qui m'est échue, il en est même tout heureux, autant par amitié que parce qu'il en profitera lui aussi: car désormais nous sommes tous deux étroitement unis par un pacte d'alliance, à l'intérieur duquel chaque bouchée «organisée» est rigoureusement divisée en deux parties égales. Il n'a pas de motif de m'envier puisqu'il n'entrait ni dans ses espoirs ni même dans ses désirs de se faire admettre au Laboratoire. Alberto, mon ami indompté, ne s'accommodera jamais d'un système; il a dans les veines un sang bien trop libre; son instinct le porte ailleurs, vers d'autres solutions, vers l'imprévu, l'improvisé, le nouveau. A un bon emploi, Alberto préfère sans hésitation les incertitudes et les batailles de la «profession libérale».

J'ai en poche un billet de l'Arbeitsdienst où il est écrit que le Hàftling 174517, en tant qu'ouvrier spécialisé, a droit à une chemise et à un caleçon neufs, et doit être rasé tous les mercredis.

La Buna déchiquetée gît sous la première neige, silencieuse et rigide comme un immense cadavre; on entend hurler tous les jours les sirènes du Fliegeralarm; les Russes sont à quatre-vingts kilomètres. La centrale électrique est à l'arrêt, les colonnes du méthanol n'existent plus, trois des quatre réservoirs d'acétylène ont sauté. Chaque jour, les prisonniers «récupérés» dans tous les camps de Pologne orientale arrivent pêle-mêle dans notre Lager; quelques-uns partent au travail, mais pour la plupart, la trajectoire mène directement à Birkenau et à la Cheminée. Les rations ont encore diminué. Le K.B. est surpeuplé. Les E-Hàftlinge ont introduit au camp la scarlatine, la diphtérie et le typhus pétéchial.

Mais le Hàftling 174517 a été promu spécialiste, il a droit à une chemise et à un caleçon neufs, et doit être rasé tous les mercredis. Nul ne peut se flatter de connaître les Allemands.

Nous sommes entrés dans le Laboratoire, timides, désorientés et sur la défensive comme trois bêtes sauvages qui s'aventureraient dans la grande ville. Que le carrelage est lisse et propre! C'est un laboratoire étonnamment semblable à n'importe quel autre laboratoire. Trois longues tables de travail couvertes de mille objets familiers. Les récipients en verre mis à égoutter dans un coin, la balance analytique, un poêle Heraeus, un thermostat Hôppler. L'odeur me fait tressaillir comme un coup de fouet: la légère odeur aromatique des laboratoires de chimie organique. L'espace d'un instant, je suis violemment assailli par l'évocation soudaine et aussitôt évanouie de la grande salle d'université plongée dans la pénombre, de la quatrième année, de l'air tiède du mois de mai italien.