Herr Stawinoga nous assigne nos postes de travail. Stawinoga est un Germano-Polonais encore jeune, le visage énergique, mais triste et fatigué. Il est lui aussi Doktor: pas en chimie, non («ne pas chercher à comprendre»), mais en glottologie: «moyennant quoi» c'est lui le chef de laboratoire. Il nous parle le moins possible, mais ne semble pas mal disposé à notre égard. Il nous dit «Monsieur», ce qui est ridicule et déconcertant.
Au Laboratoire, il fait une température merveilleuse: le thermomètre indique 24°. Nous, nous nous disons qu'ils peuvent bien nous faire laver les éprouvettes, balayer le carrelage ou transporter des bouteilles d'hydrogène: n'importe quoi, pourvu que nous restions dedans; et le problème de l'hiver sera pour nous un problème résolu. Et d'ailleurs, à y réfléchir de plus près, le problème de la faim ne devrait pas non plus poser trop de difficultés. En admettant même qu'ils veuillent vraiment nous fouiller tous les jours à la sortie, est-ce qu'ils le feront chaque fois que nous demanderons à aller aux latrines? Bien sûr que non. Et ici, il y a du savon, il y a de l'essence, il y a de l'alcool. Je vais coudre une poche secrète à l'intérieur de ma veste, je monterai une combine avec l'Anglais qui travaille à l'atelier et qui trafique sur l'essence. Nous verrons bien si la surveillance est aussi sévère que ça; et de toute façon, j'ai maintenant un an de Lager, et je sais que si quelqu'un veut voler et s'il s'y met sérieusement, il n'y a pas de surveillance ni de fouilles qui puissent l'en empêcher.
Ainsi, il faut croire que le sort, par des voies insoupçonnées, a décidé que nous trois, objet d'envie de la part des dix mille condamnés, nous n'aurions cet hiver ni faim ni froid. Ce qui veut dire aussi que nous avons de fortes chances de n'attraper aucune maladie grave, de n'avoir aucun membre gelé, de passer à travers les mailles des sélections. Dans ces conditions, quelqu'un de moins rompu que nous aux choses du Lager pourrait être tenté d'espérer survivre et de penser à la liberté. Nous non; nous, nous savons comment les choses se passent ici; tout cela est un don du destin, et à ce titre il faut en jouir tout de suite et le plus intensément possible; mais demain, c'est l'incertitude. Au premier récipient brisé, à la première erreur de mesure, à la moindre inattention, je retournerai me consumer dans la neige et le vent, jusqu'à ce que moi aussi je sois bon pour la Cheminée. Et puis, qui peut savoir ce qui va se passer quand les Russes arriveront?
Car les Russes arriveront. Le sol tremble jour et nuit sous nos pieds; dans le silence vide de la Buna, le grondement sourd et étouffé de l'artillerie résonne maintenant sans interruption. L'atmosphère est tendue, on sent que la fin est proche. Les Polonais ne travaillent plus, les Français marchent de nouveau la tête haute. Les Anglais nous font le clin d'oeil et nous saluent en cachette avec le «V» de la victoire, médius et index écartés; et pas toujours en cachette.
Mais les Allemands sont sourds et aveugles, enfermés dans une carapace d'obstination et d'ignorance délibérée. Ils ont de nouveau fixé une date pour la mise en route de la production de caoutchouc synthétique: ce sera pour le 1er février 1945. Ils fabriquent des refuges, creusent des tranchées, réparent les dégâts, construisent, combattent, condamnent, organisent et massacrent. Que pourraient-ils faire d'autre? Ils sont allemands: leur manière d'agir n'est ni réfléchie ni voulue, elle tient à leur nature et au destin qu'ils se sont choisi. Ils ne pourraient pas faire autrement: si on blesse le corps d'un agonisant, la blessure commencera malgré tout à se cicatriser, même si le corps tout entier doit mourir le lendemain.
Maintenant, chaque matin, au moment de former les équipes, le Kapo appelle avant tout le monde les trois du Laboratoire, «die drei Leute vom Labor». Au camp, matin et soir, rien ne me distingue du troupeau, mais dans la journée, au travail, je suis à l'abri et au chaud et personne ne me bat; je vole et je vends, sans gros risques, du savon et de l'essence, et peut-être que j'aurai un bon pour des chaussures de cuir. Et puis, peut-on appeler ce que je fais un travail? Travailler, c'est pousser des wagons, transporter des poutres, fendre des pierres, déblayer de la terre, empoigner à mains nues l'horreur du fer glacé. Tandis que moi je reste assis toute la journée, avec devant moi un cahier et un crayon, et même un livre qu'on m'a donné pour me rafraîchir la mémoire sur les méthodes d'analyse. J'ai un tiroir où je peux mettre mon calot et mes gants, et quand je veux sortir, il suffit que j'avertisse Herr Stawinoga, qui ne dit jamais rien et ne pose pas de questions si j'ai du retard; il a l'air de souffrir dans sa chair du désastre qui l'entoure.
Les camarades du Kommando m'envient, et ils ont raison; ne devrais-je pas m'estimer heureux? Pourtant, tous les matins, je n'ai pas plus tôt laissé derrière moi le vent qui fait rage et franchi le seuil du laboratoire que surgit à mes côtés la compagne de tous les moments de trêve, du K.B. et des dimanches de repos: la douleur de se souvenir, la souffrance déchirante de se sentir homme, qui me mord comme un chien à l'instant où ma conscience émerge de l'obscurité. Alors je prends mon crayon et mon cahier, et j'écris ce que je ne pourrais dire à personne.
Et puis il y a les femmes. Depuis combien de temps n'en ai-je pas vu? A la Buna, on rencontrait assez souvent les ouvrières ukrainiennes et polonaises, en pantalon et veste de cuir, lourdes et brutales comme leurs hommes. Echevelées et suantes l'été, fagotées dans d'épais vêtements l'hiver, maniant la pelle et la pioche: nous n'avions pas l'impression d'avoir affaire à des femmes.
Ici, c'est différent. Devant les filles du laboratoire, nous nous sentons tous trois mourir de honte et de gêne. Nous savons à quoi nous ressemblons: nous nous voyons l'un l'autre, et il nous arrive parfois de nous servir d'une vitre comme miroir. Nous sommes ridicules et répugnants. Notre crâne est complètement chauve le lundi, et couvert d'une courte mousse brunâtre le samedi. Nous avons le visage jaune et bouffi, tailladé en permanence par la main hâtive du barbier et souvent marqué de bleus et de vilaines plaies. Nous avons un cou long et noueux comme des poulets déplumés. Nos habits sont incroyablement crasseux, couverts de taches de boue, de sang et de gras; le pantalon de Kandel lui arrive à mi-mollets, découvrant des chevilles anguleuses et poilues; ma veste me pend des épaules comme d'un portemanteau. Nous sommes pleins de puces et souvent nous nous grattons sans retenue; nous sommes obligés de demander à aller aux latrines avec une fréquence humiliante. Nos sabots de bois, où s'accumulent en couches alternées la boue séchée et la graisse réglementaire, font un bruit épouvantable.
Quant à notre odeur, nous y sommes désormais habitués, mais les filles non, et elles ne perdent pas une occasion de nous le faire comprendre. Ce n'est pas une odeur quelconque de malpropreté, c'est l'odeur de Hàftling, fade et douceâtre, celle qui nous a accueillis à notre arrivée au camp et qui s'exhale, tenace, des dortoirs, des cuisines, des lavabos et des W.-C. du Lager. On l'attrape tout de suite et on ne s'en défait plus: «Si jeune et il pue déjà!», c'est la formule d'accueil réservée aux nouveaux venus.
Ces filles nous font l'effet de créatures venues d'une autre planète. Ce sont trois jeunes Allemandes, plus une Polonaise, Fràulein Liczba, qui est magasinière, et la secrétaire, Frau Mayer. Elles ont une peau lisse et rosée; elles portent de jolis vêtements colorés, propres et chauds; elles ont des cheveux blonds, longs et bien coiffés; elles parlent avec grâce et bonne éducation et, au lieu de ranger et de nettoyer le laboratoire comme elles devraient le faire, elles fument des cigarettes dans les coins, mangent publiquement des tartines de confiture, se liment les ongles, cassent beaucoup d'objets en verre, et cherchent à en faire retomber la faute sur nous. Quand elles balaient, elles balaient nos pieds. Elles ne nous adressent pas la parole et font la moue quand elles nous voient nous traîner à travers le laboratoire, misérables, crasseux, gauches et trébuchant sur nos sabots. Une fois, j'ai demandé un renseignement à Fraulein Liczba; elle ne m'a pas répondu mais s'est tournée vers Stawinoga d'un air indisposé et lui a parlé d'un ton bref. Je n'ai pas compris la phrase, mais «Stinkjude», je l'ai entendu clairement, et mon sang n'a fait qu'un tour. Stawinoga m'a dit que pour toutes les questions de travail, il fallait s'adresser directement à lui.