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Ces jeunes filles chantent, comme chantent toutes les jeunes filles de tous les laboratoires du monde, et cela nous rend profondément malheureux. Elles bavardent entre elles: elles parlent du rationnement, de leurs fiancés, de leurs foyers, des fêtes qui approchent…

– Tu vas chez toi, dimanche? Moi non, c'est tellement embêtant de voyager!

– Moi j'irai à Noël. Plus que deux semaines, et ce sera de nouveau Noëclass="underline" c'est incroyable ce que cette année est vite passée!

Cette année est vite passée. L'année dernière, à la même heure, j'étais un homme libre: hors-la-loi, mais libre; j'avais un nom et une famille, un esprit curieux et inquiet, un corps agile et sain. Je pensais à toutes sortes de choses très lointaines: à mon travail, à la fin de la guerre, au bien et au mal, à la nature des choses et aux lois qui gouvernent les actions des hommes; et aussi aux montagnes, aux chansons, à l'amour, à la musique, à la poésie. J'avais une confiance énorme, inébranlable et stupide dans la bienveillance du destin, et les mots «tuer» et «mourir» avaient pour moi un sens tout extérieur et littéraire. Mes journées étaient tristes et gaies, mais je les regrettais toutes, toutes étaient pleines et positives; l'avenir s'ouvrait devant moi comme une grande richesse. De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer.

Si je parlais mieux l'allemand, je pourrais essayer d'expliquer tout cela à Frau Mayer; mais elle ne comprendrait certainement pas, et quand bien même elle serait assez intelligente et assez bonne pour comprendre, elle ne pourrait pas supporter ma vue, elle me fuirait, comme on fuit le contact d'un malade incurable ou d'un condamné à mort. Ou peut-être me donnerait-elle un bon pour un demi-litre de soupe civile.

Cette année est vite passée.

16 LE DERNIER

Noël est proche maintenant. Alberto et moi avançons épaule contre épaule dans la longue file grise, le dos courbé pour mieux nous protéger du vent. Il fait nuit et il neige; ce n'est pas facile de se tenir debout, encore moins de marcher au pas et en rang: de temps en temps, devant nous, quelqu'un trébuche et roule dans la boue noire, et il faut faire un effort d'attention pour l'éviter et reprendre sa place dans la colonne.

Depuis que je suis au Laboratoire, Alberto et moi nous ne travaillons plus ensemble et nous avons toujours beaucoup de choses à nous dire. D'habitude, il ne s'agit pas de sujets très relevés: le travail, les camarades, le pain, le froid; mais depuis une semaine il y a du nouveau: Lorenzo nous apporte chaque soir trois ou quatre litres de soupe pris sur la ration des ouvriers civils italiens. Pour résoudre le problème du transport, nous avons dû nous procurer ce qu'on appelle ici une «menaschka», c'est-à-dire une gamelle hors série en tôle de zinc, plutôt un seau qu'une gamelle. Silberlust, le chaudronnier, nous en a fabriqué une avec deux morceaux de gouttière, pour trois rations de pain: c'est un splendide récipient, solide et profond, qui a tout de l'ustensile néolithique.

Personne au camp, sauf quelques Grecs, ne possède une menaschka plus grande que la nôtre, si bien qu'en plus de l'avantage matériel, notre condition sociale s'en est trouvée sensiblement améliorée. Une menaschka comme la nôtre, c'est un blason, et des titres de noblesse. Henri est en passe de devenir notre ami et nous parle d'égal à égal; L. a adopté à notre égard un ton paternel et condescendant, quant à Elias, il ne nous lâche pas d'une semelle, et tout en nous espionnant tenacement pour percer ie secret de notre «organisation», il nous accable d'incomprehensibles déclarations de solidarité et d'affection et nous gratifie régulièrement d'un chapelet d'obscénités monstrueuses et de jurons italiens et français qu'il a appris on ne sait trop ou, et par lesquels il entend visiblement nous rendre honneur

Quant a l'aspect moral de ce nouvel état de choses, nous avons dû convenir, Alberto et moi, qu'il n'y avait pas de quoi être très fiers, mais il est si facile de se trouver des justifications ' Et d'ailleurs le seul fait d'avoir de nouveaux sujets de conversation est déjà un gros avantage.

Nous parlons de notre projet d'acheter une deuxième menaschka pour établir un roulement avec la première, de façon a n'avoir plus a faire qu'une seule expédition par jour dans le coin perdu du chantier où Lorenzo travaille actuellement Nous parlons de Lorenzo et de la manière dont nous pourrions le dédommager, après, si nous en revenons, oui, c'est sûr, nous ferons tout ce que nous pourrons pour lui, mais à quoi bon parler de l'après? Aussi bien lui que nous, nous savons que nous avons peu de chance d'en réchapper Non, il faudrait faire quelque chose tout de suite, nous poumons essayer de lui faire réparer ses chaussures au service de cordonnerie du Lager où les réparations sont gratuites (cela peut sembler paradoxal, mais officiellement, dans les camps d'extermination, tout est gratuit) C'est Alberto qui s'en chargera: le chef cordonnier est une de ses connaissances, peut-être que quelques litres de soupe suffiront.

Nous parlons de nos trois dernières prouesses, et nous nous accordons à déplorer que, pour d'évidentes raisons de secret professionnel, il soit fortement déconseillé d'aller nous en vanter: dommage, notre prestige personnel y gagnerait

La première est une initiative de mon cru J'ai appns que le Blockaltester du 40 était à court de balais, et j'en ai volé un au chantier jusque-là, rien d'extraordinaire Mais la difficulté était de «passer» clandestinement le balai au Lager pendant la marche de retour, et c'est là que j'ai trouve une solution inédite, à ce que je crois, en démembrant le corps du délit en deux parties, brosse et manche, en sciant en deux ce dernier, en portant au camp les différents éléments séparément (les deux tronçons de manche attachés aux cuisses sous le pantalon), et en reconstituant le tout au Lager, après m'être dûment procuré un morceau de tôle, un marteau et des clous pour assembler les morceaux Le tout en quatre jours seulement

Contrairement à ce que je craignais, mon client, loin de dénigrer mon balai, l'a montré comme une curiosité à plusieurs de ses amis, qui m'ont passé régulièrement commande pour deux autres balais «du même modèle».

Mais Alberto a bien d'autres exploits à son actif. Tout d'abord, il a mis au point l'«opération lime», et l'a déjà expérimentée deux fois avec succès Alberto se présente au magasin de l'outillage, demande une lime et en choisit une plutôt grosse Le magasinier inscrit «une lime» en face de son numéro matricule, et Alberto s'en va De là, il se rend tout droit auprès d'un civil de confiance (un Tnestin, filou de haute volée, qui a plus d'un tour dans son sac et prête son concours à Alberto plus par amour de l'art que par intérêt ou philanthropie) qui se fait fort de changer la grosse lime sur le marche libre contre deux petites de valeur égale ou inférieure Alberto rend «une lime» au magasin et vend l'autre

Et enfin il vient de mettre la dernière main à un véritable chef-d'œuvre, une combinaison audacieuse, sans précédent, et d'une rare élégance Il faut savoir que depuis quelques semaines, Alberto s'est vu confier une tâche un peu particulière: le matin, au chantier, on lui remet un seau avec des pinces, des tournevis et plusieurs centaines de plaquettes en celluloïd de différentes couleurs qu'il doit monter sur des petits supports spéciaux, pour différencier entre elles les nombreuses et interminables conduites d'eau chaude et froide, de vapeur, d'air comprimé, de gaz, de mazout, de vide, etc qui parcourent en tous sens la Section de Polymérisation. Il faut savoir aussi (et cela peut sembler sans rapport, mais l'ingéniosité ne consiste-t-elle pas justement à trouver ou à créer des relations entre ordres d'idées apparemment différents 9) que pour tous les Haftlinge la douche est un moment extrêmement désagréable pour de nombreuses raisons: il ne coule qu'un filet d'eau, l'eau est froide ou bouillante, il n'y a pas de vestiaire, nous n'avons pas de serviettes, nous n'avons pas de savon et, pendant notre absence forcée, nous nous faisons facilement voler. Comme la douche est obligatoire, les Blockàlteste ont besoin d'un système de contrôle pour pouvoir appliquer des sanctions à ceux qui cherchent à se défiler; la plupart du temps, un homme de confiance du Block s'installe devant la porte et, tel Polyphème, nous tâte au passage lorsque nous sortons: ceux qui sont mouillés reçoivent un ticket, ceux qui sont secs reçoivent cinq coups de fouet. Le lendemain matin, il faut présenter son ticket pour avoir droit à la ration de pain.