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2 LE FOND

Le voyage ne dura qu'une vingtaine de minutes. Puis le camion s'est arrêté et nous avons vu apparaître une grande porte surmontée d'une inscription vivement éclairée (aujourd'hui encore, son souvenir me poursuit en rêve): ARBEIT MACHT FREI, le travail rend libre.

Nous sommes descendus, on nous a fait entrer dans une vaste pièce nue, à peine chauffée. Que nous avons soif! Le léger bruissement de l'eau dans les radiateurs nous rend fous: nous n'avons rien bu depuis quatre jours. Il y a bien un robinet, mais un écriteau accroché au-dessus dit qu'il est interdit de boire parce que l'eau est polluée. C'est de la blague, aucun doute possible, on veut se payer notre tête avec cet écriteau: «ils» savent que nous mourons de soif, et ils nous mettent dans une chambre avec un robinet, et Wassertrinken verboten. Je bois résolument et invite les autres à en faire autant; mais il me faut recracher, l'eau est tiède, douceâtre et nauséabonde.

C'est cela, l'enfer. Aujourd'hui, dans le monde actuel, l'enfer, ce doit être cela: une grande salle vide, et nous qui n'en pouvons plus d'être debout, et il y a un robinet qui goutte avec de l'eau qu'on ne peut pas boire, et nous qui attendons quelque chose qui ne peut être que terrible, et il ne se passe rien, il continue à ne rien se passer. Comment penser? On ne peut plus penser, c'est comme si on était déjà mort. Quelques-uns s'assoient par terre. Le temps passe goutte à goutte.

Nous ne sommes pas morts; la porte s'ouvre, et un SS entre, la cigarette à la bouche. Il nous examine sans se presser, «Wer kann Deutsch» demande-t-il, l'un de nous se désigne, quelqu'un que je n'ai jamais vu et qui s'appelle Flesch, ce sera lui notre interprète Le SS fait un long discours d'une voix calme, et l'interprète traduit. il faut se mettre en rang par cinq, à deux mètres l'un de l'autre, puis se déshabiller en faisant un paquet de ses vêtements, mais d'une certaine façon. ce qui est en lame d'un côté, le reste de l'autre, et enfin enlever ses chaussures, mais en faisant bien attention a ne pas se les faire voler

Voler par qui? Pourquoi devrait-on nous voler nos chaussures? Et nos papiers, nos montres, le peu que nous avons en poche? Nous nous tournons tous vers l'interprète Et l'interprète interrogea l'Allemand, et l'Allemand, qui fumait toujours, le traversa du regard comme s'il était transparent, comme si personne n'avait parlé.

Je n'avais jamais vu de vieil homme nu M Bergmann, qui portait un bandage herniaire, demanda à l'interprète s'il devait l'enlever, et l'interprète hésita Mais l'Allemand comprit, et parla d'un ton grave à l'interprète en indiquant quelqu'un, alors nous avons vu l'interprète avaler sa salive, puis il a dit: «L'adjudant vous demande d'ôter vutr^ bandage, on voui donnera celui de M Coen» Ces mots-là avaient été prononcés d'un ton amer, c'était le genre d'humour qui plaisait à l'Allemand.

Arrive alors un autre Allemand, qui nous dit de mettre nos chaussures dans un coin, et nous obtempérons car désormais c'est fini, nous nous sentons hors du monde: il ne nous reste plus qu'à obéir Arrive un type avec un balai, qui pousse toutes les chaussures dehors, en tas Il est fou, il les mélange toutes, quatre-vingt-seize paires. elles vont être dépareillées. Un vent glacial entre par la porte ouverte nous sommes nus et nous nous couvrons le ventre de nos bras Un coup de vent referme la porte: l'Allemand la rouvre et reste là a regarder d'un air pénétré les contorsions que nous faisons pour nous protéger du froid les uns derrière les autres Puis il s'en va en refermant derrière lui.

Nous voici maintenant au deuxième acte Quatre hommes armés de rasoirs, de blaireaux et de tondeuses font irruption dans la pièce, ils ont des pantalons et des vestes rayés, et un numéro cousu sur la poitrine, ils sont peut-être de l'espèce de ceux de ce soir (de ce soir ou d'hier soir?), mais ceux-ci sont robustes et respirent la santé Nous les assaillons de questions, mais eux nous empoignent et en un tournemain nous voilà rasés et tondus. Quelle drôle de tête on a sans cheveux ' Les quatre individus parlent une langue qui ne semble pas de ce monde, en tout cas, ce n'est pas de l'allemand, sinon je saisirais quelques mots.

Finalement, une autre porte s'ouvre • nous nous retrouvons tous debout, nus et tondus, les pieds dans l'eau • c'est une salle de douches. On nous a laissés seuls, et peu à peu notre stupeur se dissipe et les langues se délient, tout le monde pose des questions et personne ne répond Si nous sommes nus dans une salle de douches, c'est qu'ils ne vont pas encore nous tuer Et alors pourquoi nous faire rester debout, sans boire, sans personne pour nous expliquer, sans chaussures, sans vêtements, nus, les pieds dans l'eau, avec le froid qu'il fait et après un voyage de cinq jours, et sans pouvoir nous asseoir 9

Et nos femmes?

L'ingénieur Levi me demande si d'après moi les femmes sont dans la même situation que nous en ce moment, et où elles sont, et si nous pourrons les revoir Bien sûr que nous les reverrons: je le réconforte parce qu'il est marie et père d'une petite fille; mais mon idée est faite je suis convaincu que tout cela n'est qu'une vaste mise en scène pour nous tourner en ridicule et nous humilier, après quoi, c'est clair, ils nous tueront, ceux qui s'imaginent qu'ils vont vivre sont fous à lier, ils sont tombés dans le panneau, mais moi non, moi j'ai bien compris que la fin est pour bientôt, ici même peut-être, dans cette pièce, des qu'ils se seront lassés de nous voir nus, nous dandiner d'un pied sur l'autre tout en essayant de temps en temps de nous asseoir sur le carrelage où dix centimètres d'eau froide nous en dissuadent invariablement.

Nous arpentons la pièce de long en large, dans un grand brouhaha de conversations entrecroisées La porte s'ouvre, un Allemand entre, c'est l'adjudant de tout à l'heure, il prononce quelques mots brefs que l'interprète traduit: «L'adjudant dit qu'il faut se taire, qu'on n'est pas dans une école rabbinique.» Les mots de l'Allemand, les mots odieux lui tordent la bouche quand il les prononce, comme s'il recrachait une nourriture dégoûtante. Nous le pressons de demander ce que nous attendons, pour combien de temps nous en avons encore, où sont nos femmes, tout: mais lui ne veut rien demander. Ce Flesch, si réticent à traduire en italien les phrases glaciales de l'Allemand, et qui refuse de transmettre nos questions en allemand car il sait que c'est inutile, est un juif allemand d'une cinquantaine d'années, avec sur le visage une grosse cicatrice provenant d'une blessure reçue en combattant contre les Italiens sur le Piave. C'est un homme renfermé et taciturne qui m'inspire un respect instinctif car je sens qu'il a commencé à souffrir avant nous.

L'Allemand s'en va, et nous nous taisons tout en ayant un peu honte de nous taire. Il faisait encore nuit, nous nous demandions si l'aube arriverait jamais. De nouveau la porte s'ouvre, cette fois sur un uniforme rayé. L'homme est différent des autres, plus âgé et beaucoup moins corpulent, avec des lunettes et une expression plus amène. Il nous parle, et en italien.

Désormais nous sommes à bout de surprises. Il nous semble assister à quelque drame extravagant, un de ces drames où défilent sur scène les sorcières, l'Esprit Saint et le démon. L'homme parle assez mal l'italien, avec un fort accent étranger. Il nous fait un long discours, puis s'efforce très aimablement de répondre à toutes nos questions.