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Moi aussi, j'avais besoin d'une paire de chaussures: c'était clair. Mais il me fallut peut-être une heure pour arriver à vaincre la nausée, la fièvre et l'inertie. J'en trouvai une paire dans le couloir (les prisonniers en partance avaient saccagé le dépôt de chaussures du K.B. et avaient pris les meilleures: les plus abîmées, percées et dépareillées traînaient dans tous les coins). Juste à ce moment-là je tombai sur l'Alsacien Kosman. Dans le civil, il était correspondant de l'agence Reuter à Clermont-Ferrand: lui aussi était agité et euphorique. Il me dit:

– Si jamais tu arrivais avant moi, écris au maire de Metz que je suis sur le chemin du retour.

Kosman étant connu pour ses relations avec les prominents, son optimisme me parut de bon augure, et j'en profitai pour me justifier à mes propres yeux de mon inertie. Je cachai les souliers et retournai au lit.

Le médecin grec refit une apparition tard dans la nuit, coiffé d'un passe-montagne, un sac sur les épaules. Il lança un roman français sur ma couchette:

– Tiens, lis ça, l'Italien. Tu me le rendras quand on se reverra.

Aujourd'hui encore, je le hais pour ces mots-là. Il savait que nous étions condamnés.

Finalement, ce fut le tour d'Alberto, venu me dire au revoir par la fenêtre, au mépris de l'interdiction. Nous étions devenus des inséparables: «les deux Italiens», comme nous appelaient nos camarades étrangers qui, le plus souvent, confondaient nos prénoms. Depuis six mois nous partagions la même couchette et chaque gramme d'extra «organisé» par nos soins; mais Alberto avait eu la scarlatine quand il était enfant, et moi je n'avais pu le contaminer. Il partit donc, et je restai. Nous nous dîmes au revoir en peu de mots: nous nous étions déjà dit tant de fois tout ce que nous avions à nous dire… Nous ne pensions pas rester séparés bien longtemps. Il avait trouvé de gros souliers de cuir, en assez bon état: il était de ceux qui trouvent immédiatement tout ce dont ils ont besoin.

Lui aussi était joyeux et confiant, comme tous ceux qui partaient. Et c'était compréhensible: on s'attendait à quelque chose de grand et de nouveau; on sentait finalement autour de soi une force qui n'était pas celle de l'Allemagne, on sentait matériellement craquer de toutes parts ce monde maudit qui avait été le nôtre. Ou du moins tel était le sentiment des bien-portants qui, malgré la fatigue et la faim, étaient encore capables de se mouvoir; mais il est indéniable qu'un homme épuisé, nu ou sans chaussures, pense et sent différemment; et ce qui dominait alors dans nos esprits, c'était la sensation paralysante d'être totalement vulnérables et à la merci du destin.

Tous les hommes valides (à l'exception de quelques individus bien conseillés qui, au dernier moment, s'étaient déshabillés et glissés dans des couchettes d'infirmerie) partirent dans la nuit du 17 janvier 1945. Vingt mille hommes environ, provenant de différents camps. Presque tous disparurent durant la marche d'évacuation: Alberto est de ceux-là. Quelqu'un écrira peut-être un jour leur histoire.

Nous restâmes donc sur nos grabats, seuls avec nos maladies et notre apathie plus forte que la peur.

Dans tout le K.B. nous étions peut-être huit cents. Dans notre chambre, nous n'étions plus que onze, installés chacun dans une couchette, sauf Charles et Arthur qui dormaient ensemble. Au moment où la grande machine du Lager s'éteignait définitivement, commençaient pour nous dix jours hors du monde et hors du temps.

18 janvier. La nuit de l'évacuation, les cuisines du camp avaient encore fonctionné, et le lendemain matin, à l'infirmerie, on nous distribua la soupe pour la dernière fois. L'installation de chauffage central ne fonctionnait plus; il y avait encore un reste de chaleur dans les baraques, mais à chaque heure qui passait, la température baissait, et il était clair que nous ne tarderions pas à souffrir du froid. Dehors il devait faire au moins 20° au-dessous de zéro; la plupart des malades, quand ils avaient quelque chose sur la peau, n'avaient qu'une chemise.

Personne ne savait ce que nous allions devenir. Quelques SS étaient restés là, quelques miradors étaient encore occupés.

Vers midi, un officier SS fit le tour des baraques. Dans chacune d'elles, il nomma un chef de baraque choisi parmi les non-juifs qui étaient restes, et donna l'ordre d'établir immédiatement une liste séparée des malades juifs et non juifs La situation semblait claire Personne ne s'étonna de voir les Allemands conserver jusqu'au bout leur amour national pour les classifications, et il n'y eut plus aucun juif pour penser sérieusement qu'il serait encore vivant le lendemain

Les deux Français n'avaient rien compris et étaient terrorises Je leur traduisis de mauvaise grâce les paroles du SS, leur peur m'irritait ils n'avaient pas un mois de Lager, ils n'avaient pas encore vraiment faim, ils n'étaient même pas juifs, et ils avaient peur

On eut encore droit à une distribution de pain Je passai l'apres-midi a lire le livre laisse par le médecin il était très intéressant et j'en garde un souvenir étrangement précis Je fis également une incursion dans le service voisin, à la recherche de couvertures de ce côté-là, beaucoup de malades avaient été déclares guens et leurs couvertures étaient restées libres J'en pris quelques-unes assez chaudes

Quand il sut qu'elles venaient du Service Dysenterie, Arthur fit la grimace «Y'avait point besoin de le dire»; en effet, elles étaient tachées Quant à moi, je me disais que de toute façon, vu ce qui nous attendait, il valait mieux dormir au chaud

La nuit tomba bientôt, mais la lumière électrique continuait à fonctionner Nous vîmes avec une tranquille épouvante qu'un SS armé se tenait au coin de la baraque Je n'avais pas envie de parler, et je n'avais pas peur, sinon de la manière extérieure et conditionnelle que j'ai dite. Je continuai a lire jusqu'à une heure tardive

Nous n'avions pas de montres, mais il devait être vingt-trois heures lorsque toutes les lumières s'éteignirent, y compris les projecteurs des miradors On voyait au loin les faisceaux des éclairages photoélectriques Une gerbe de lumières crues fleurit dans le ciel et s'y maintint immobile, éclairant violemment le terrain On entendait le vrombissement des avions

Puis le bombardement commença Ce n'était pas nouveau je descendis de ma couchette, enfilai mes pieds nus dans mes souliers et attendis

Le bruit semblait venir de loin, de la ville d'Auschwitz peut-être

Mais voilà qu'il y eut une explosion toute proche, et avant même que j'aie pu reprendre mes esprits, une seconde et une troisième à crever les tympans Des vitres volèrent en éclats, la baraque trembla, ma cuillère, logée dans une fente de la cloison en bois, tomba par terre

Puis tout sembla terminé Cagnolati – un jeune paysan vosgien lui aussi, et qui n'avait sans doute jamais vu d'attaque aérienne – avait jailli tout nu de son ht tapi dans un coin, il hurlait

Quelques minutes plus tard, il fut évident que le camp avait été touché Deux baraques étaient en flammes, deux autres avaient été pulvérisées, mais c'étaient toutes des baraques vides On vit arriver des dizaines de malades, nus et misérables, chassés par le feu qui menaçait leurs baraques ils demandaient à entrer Impossible de les accueillir Ils insistèrent, suppliant et menaçant dans toutes les langues, il fallut barricader la porte Ils continuèrent plus loin, éclairés par les flammes, pieds nus dans la neige en fusion Plusieurs traînaient derrière eux leurs bandages défaits Quant a notre baraque, elle semblait hors de danger, à moins que le vent ne tournât

Les Allemands avaient disparu Les miradors étaient vides

Aujourd'hui je pense que le seul fait qu'un Auschwitz ait pu exister devrait interdire à quiconque, de nos jours, de prononcer le mot de Providence mais il est certain qu'alors le souvenir des secours bibliques intervenus dans les pires moments d'adversité passa comme un souffle dans tous les esprits