Le pain est également notre seule monnaie d'échange: durant les quelques minutes qui s'écoulent entre la distribution et la consommation, le Block retentit d'appels, de disputes et de poursuites. Ce sont les créanciers d'hier qui réclament leur dû dans les courts instants où le débiteur est solvable. Après quoi un calme relatif s'établit, et beaucoup en profitent pour retourner aux latrines fumer une moitié de cigarette ou aux lavabos pour se laver un peu plus sérieusement.
Les lavabos sont un lieu peu accueillant: une salle mai éclairée et remplie de courants d'air, avec un sol de briques recouvert d'une couche de boue; l'eau n'est pas potable, elle a une odeur écœurante et reste souvent coupée pendant des heures. Les murs sont décorés de curieuses fresques édifiantes: on y voit par exemple le bon Hâftling, représenté torse nu en train de savonner avec enthousiasme un crâne rosé et bien tondu, tandis que le mauvais Haftling, affligé d'un nez crochu fortement accusé et d'un teint verdâtre, engoncé dans des habits tout tachés, trempe un doigt prudent dans l'eau du lavabo. Sous le premier on lit: «So bist du rein» (comme ça, tu es propre), sous le second: «So geshst du ein» (comme ça, tu cours à ta perte); et plus bas, dans un français approximatif mais en caractères gothiques: «La propreté, c'est la santé.»
Sur le mur d'en face trône un énorme pou, blanc, rouge et noir, orné de l'inscription: «Eine Laus, deine Tod» (un pou, c'est ta mort) et suivi de ces vers inspirés:
Pendant des semaines, j'ai considéré ces incitations à l'hygiène comme de simples traits d'esprit typiquement germaniques, du même goût que la plaisanterie sur le bandage herniaire qui nous avait accueillis à notre entrée au Lager. Mais j'ai compris ensuite que leurs auteurs anonymes avaient effleuré, sans doute à leur insu, quelques vérités importantes. Ici, se laver tous les jours dans l'eau trouble d'un lavabo immonde est une- opération pratiquement inutile du point de vue de l'hygiène et de la santé, mais extrêmement importante comme symptôme d'un reste de vitalité, et nécessaire comme instrument de survie morale.
Je dois l'avouer: au bout d'une semaine de captivité, le sens de la propreté m'a complètement abandonné. Me voilà traînant les pieds en direction des robinets, lorsque je tombe sur l'ami Steinlauf, torse nu, occupé à frotter son cou et ses épaules de quinquagénaire sans grand résultat (il n'a pas de savon) mais avec une extrême énergie. Steinlauf m'aperçoit, me dit bonjour et de but en blanc me demande sévèrement pourquoi je ne me lave pas. Et pourquoi devrais-je me laver? Est-ce que par hasard je m'en trouverais mieux? Est-ce que je plairais davantage à quelqu'un? Est-ce que je vivrais un jour, une heure de plus? Mais pas du tout, je vivrais moins longtemps parce que se laver représente un effort, une dépense inutile de chaleur et d'énergie. Est-ce que par hasard Steinlauf aurait oublié qu'au bout d'une demi-heure passée à décharger des sacs de charbon, il n'y aura plus aucune différence entre lui et moi? Plus j'y pense et plus je me dis que se laver la figure dans des conditions pareilles est une activité absurde, sinon frivole: une habitude machinale ou, pis encore, la lugubre répétition d'un rite révolu. Nous mourrons tous, nous allons mourir bientôt: s'il me reste dix minutes entre le lever et le travail, j'ai mieux à faire, je veux rentrer en moi-même, faire le point, ou regarder le ciel et me dire que je le vois peut-être pour la dernière fois; ou même, simplement, me laisser vivre, m'accorder le luxe d'un minuscule moment de loisir.
Mais Steinlauf me rabroue. Sa toilette terminée, le voilà maintenant en train de s'essuyer avec la veste de toile qu'il tenait jusque-là roulée en boule entre ses genoux et qu'il enfilera ensuite, et sans interrompre l'opération il entreprend de me donner une leçon en règle.
Je ne me souviens plus aujourd'hui, et je le regrette, des mots clairs et directs de Steinlauf, l'ex-sergent de l'armée austro-hongroise, croix de fer de la guerre de 14-18. Je le regrette, parce qu'il me faudra traduire son italien rudimentaire et son discours si clair de brave soldat dans mon langage d'homme incrédule. Mais le sens de ses paroles, je l'ai retenu pour toujours: c'est justement, disait-il, parce que le Lager est une monstrueuse machine à fabriquer des bêtes, que nous ne devons pas devenir des bêtes; puisque même ici il est possible de survivre, nous devons vouloir survivre, pour raconter, pour témoigner; et pour vivre, il est important de sauver au moins l'ossature, la charpente, la forme de la civilisation. Nous sommes des esclaves, certes, privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine, mais il nous reste encore une ressource et nous devons la défendre avec acharnement parce que c'est la dernière: refuser notre consentement. Aussi est-ce pour nous un devoir envers nous-mêmes que de nous laver le visage sans savon, dans de l'eau sale, et de nous essuyer avec notre veste. Un devoir, de cirer nos souliers, non certes parce que c'est écrit dans le règlement, mais par dignité et par propriété. Un devoir enfin de nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir.
Tel fut le discours de Steinlauf, homme de bonne volonté: discours accueilli avec une sorte d'étonnement par des oreilles déshabituées, discours compris et accepté en partie seulement, et adouci par une doctrine plus abordable, plus souple et plus modérée, celle-là même qui se transmet depuis des siècles en deçà des Alpes, et selon laquelle entre autres, il n'est pas plus grande vanité que de prétendre absorber tels quels les grands systèmes de morale élaborés par d'autres peuples sous d'autres cieux. Non, la sagesse et la vertu de Steinlauf, bonnes pour lui sans aucun doute, ne me suffisent pas. Face à l'inextricable dédale de ce monde infernal, mes idées sont confuses: est-il vraiment nécessaire d'élaborer un système et de l'appliquer? N'est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu'on n'a pas de système?
4 K.B.
Les jours se ressemblent tous et il n'est pas facile de les compter. J'ai oublié depuis combien de jours nous faisons la navette, deux par deux, entre la voie ferrée et l'entrepôt: une centaine de mètres de terrain en dégel, à l'aller écrasés sous le poids de la charge, au retour les bras ballants, sans parler.
Autour de nous, tout est hostile. Sur nos têtes, les nuages mauvais défilent sans interruption pour nous dérober le soleil. De toutes parts, l'étreinte sinistre du fer en traction. Nous n'avons jamais vu où ils finissent, mais nous sentons la présence maligne des barbelés qui nous tiennent séparés du monde. Et sur les échafaudages, sur les trains en manœuvre, sur les routes, dans les tranchées, dans les bureaux, des hommes et des hommes, des esclaves et des maîtres, et les maîtres eux-mêmes esclaves; la peur gouverne les uns, la haine les autres; tout autre sentiment a disparu. Chacun est à chacun un ennemi ou un rival.