— Inouï, inouï, dit l’officier de gendarmerie — corps d’élite s’il en fut — comment diable avez-vous été prévenu de la chose ?
— Un coup de fil semi anonyme d’un type qui prétendait appartenir à l’O.L.B.
— V’aim’rais vien affoir une confervafion afec Tango, déclare Alexandre-Benoît, tout en réparant son dentier tordu à l’aide de son Opinel.
— Pourquoi, Tango ? demandé-je distraitement.
— T’oublille qu’c’est un furdoué de l’esplovif !
La remarque me fait sursauter. Tiens, c’est juste !
Ne l’a-t-on pas surnommé Tanguy-la-Nitro dans le milieu ?
Et, comme par hasard, il a pris la mer avant l’aurore, ce malin.
Nous voici sortis du port et le canot fonce dans de l’écume éblouissante. La côte déferle sur notre droite qu’on appelle ici tribord, pour des raisons mystérieusement bretonnes qu’il ne faut pas chercher à comprendre vu que la Bretagne se trouve en face de la Grande. Tout est rébarbatif, gris, désolé. Pourtant, nous découvrons une espèce de faille dans ces remparts naturels. La roche s’affaisse pour laisser apparaître une minuscule crique verdoyante au centre de laquelle s’élève une somptueuse propriété moderne, mais d’architecture armoricaine ; grand toit d’ardoise descendant très bas sur des murs d’un blanc crayeux, fenêtres à petits carreaux, murets de pierres plates pour couper le vent. Devant la demeure, une piscine avec plongeoir, plus une petite construction annexe comprenant sans doute un bar et des cabines.
— Pas moche, le cabanon, dis-je au yeut’nant.
— C’est la propriété de Gildar Lembrumé, le ministre, commente le gradé. Il n’y vient pratiquement jamais.
Effectivement, la propriété semble déserte. Elle est pimpante mais tristette.
C’est alors que mon petit lutin privé, celui qui roule pour moi bien souvent, me chuchote des choses évasives que j’écoute d’une oreille plus ou moins distraite.
— Il ne doit pas y avoir beaucoup de piscines dans le secteur ?
— Ça non, le climat ne s’y prête guère. Je crois que c’est la seule à des kilomètres à la ronde.
J’enregistre mentalement. Je creuserai cette question plus tard.
Une fois dépassée cette anse, le récif reprend de la vigueur. Il devient d’une hardiesse formidable. Dieu, ici, a travaillé dans le gothique.
Notre vieux chien-loup de mer ralentit, car l’océan se prend au sérieux. Les vagues se déguisent en lames. Et pourtant le baromètre reste peinard ce morninge, mais dans cet angle d’univers rien ne va plus, la terre et l’eau se fâchent. Elles semblent s’être déclaré une guerre qui ne finira jamais. Elles partent à l’assaut l’une de l’autre, car la côte paraît mouvante et il est impossible de définir si les attaques de l’océan ne sont pas repoussées par de grandes estocades de la roche.
Il faut piloter molo. Le moteur tourne en crachotant. Parfois, soulevé du cul, le canot a son hélice hors d’eau et c’est alors la brutale râlée.
— Je me demande quelle solution de secours les autorités vont mettre en place, dit le yeut’nant.
Cette partie du littoral est la plus dangereuse des eaux territoriales françaises. Déjà que nos bateaux de guerre s’y font éperonner en plein jour, que sera-ce de nuit, sans phare ?
— On amènera probablement des groupes électrogènes avec des projecteurs, hypothésé-je.
Mon compagnon hausse les épaules.
— Vous oubliez qu’un phare est personnalisé par la fréquence de son faisceau, en outre il s’élève parfois à cent mètres de hauteur…
— La nouvelle sera connue de tous les bateaux croisant dans le secteur, ils prendront leurs dispositions.
Mais, malgré ma volonté d’apaiser ses craintes, l’officier de gendarmerie — ce corps de bâtiment d’élite — reste soucieux.
Il pressent des calamités.
Et, pour ne rien te cacher, je les renifle aussi.
Quelle tristesse que les choses détruites ! Tuer l’œuvre des hommes, c’est pire que de les trucider eux-mêmes.
Tu croirais la conséquence d’un séisme. C’est l’Apocalypse qui commence parmi les roches. Des morceaux de vitrage, des éléments de moteur, la valve solaire, la lentille de Fresnel, la cuve à mercure, des marches, des meubles, et briques briques briques. On enjambe ce cataclysme mort. On arpente du désastre. On évalue la catastrophe. La plus horrible découverte revient à Bérurier.
— Hep, les mecs, v’nez un peu par ici !
Il est debout devant une chose immonde : le gardien de phare, tout simplement. Une moitié de gardien de phare pour être précis ; la partie supérieure d’un gardien de phare. L’homme a été ligoté avec du fil de fer. Détail sadique, on l’a muselé au moyen de sparadrap, mais en lui laissant sa pipe dans la bouche, par dérision. Il ne risquait vraiment pas de répondre au téléphone, le pauvre type.
Ainsi donc, le destin de l’homme à la lanterne, ce Diogène des flots colériques, a-t-il suivi celui de son phare puisque le voici également coupé en deux tronçons dont l’un reste horriblement rassemblé et dont l’autre est devenu horriblement épars.
— C’est la première fois, soupire le yeut’nant (il se nomme Jean-Marie Lembroqué, j’allais t’omettre).
— La première fois que vous voyez un mort ? sarcastise Bérurier.
— La première fois que l’O.L.B. assassine, précise le gradé de la gendarmerie nationale (ce corps des litres).
« Jusqu’alors, leurs coups de main n’ont causé que des dégâts matériels.
— Peut-être que les meurtriers cherchent à faire porter le chapeau à cette organisation ? émets-je.
Ensuite je pénètre dans ce qui demeure debout de la construction histoire d’enquêter un petit coup, quoi, on est ici pour ça. Les indices, ça n’existe pas que chez la grand-mère Christie. Bon, moi j’abonde pas tellement dans ce sens parce que je trouve que ça fait rétro. Le mégot, l’empreinte de semelle, j’en ai rien à branler, qu’après on s’y paume et tes lecteurs gringrins s’hâtent de te foutre le nez dans le caca de tes bévues, trop heureux de te coincer, les gueux. Un qu’avait pigé admirablement la chose, c’est le Simenon. Son Maigret fonctionnait au pif exclusivement, à l’impression, atmosphère, atmosphère, il avait une gueule d’atmosphère, un sixième sens pour la carburation ; rien dans les mains, rien dans les poches : tout dans les narines ! Il arrivait, reniflait et c’était parti mon kiki. Ça l’évitait, au Simenon, de se tarter avec les bagues de cigare, les taches de foutre ou de cambouis. On a tous ses trucs, ses tiques, ses triques pour battre le beurre du polar.
Moi c’est autre chose, plus m’enfoutiste encore. Basé sur le n’importe quoi, sur le tiens fume c’est du belgium, et que le résultat, après tout, est le même. Péripéties, ça oui. Sacré ! La base du métier. Coups tout azimut. Coups : de feu, de bite, de théâtre, du sort, et blessures, de poing, fourrés, pour coups. Afin d’assurer la rotation de l’assiette à l’extrémité du bâton chinois. Du sang, de la volupté, du déshonneur.
N’empêche, l’indice, parfois, tu dois t’y rabattre. C’est une des cinq manières de progresser l’action, car l’action, si j’ose dire (et j’ose tout) c’est une obligation.
J’entre dans le phare (Aon) déguisé en tour branlante ébranlée et branlée, le vent des confins y glapit en sauvage. C’est plus un phare (macien) mais un sifflet de locomotive, une cheminée emportée par la furie de son tirage. Tu te sens aspiré. Je gravis les marches de pierre lentement afin de tout bien examiner. Les indices grimpent comme celui des prix. Je me respire une cinquantaine de marches sans dénicher rien d’anormal. Le phare (amineux) cesse. Fin de section. Pour le reste, voir plus bas. Avant de redescendre ma déconvenue, je me permets un regard panoramique sur cette contrée grandiose dans sa sérénité éperdue. C’est pas un pays de plaisantins ! Devant moi la mer écumante, d’un gris épais, piquetée de bateaux qui paraissent tous en perdition dans cette monstrueuse lancée de vagues. Je pivote : voici la côte et ses rochers d’autre monde. Je continue mon pano en direction de la ville accroupie sous ses ardoises. Avant que mon œil ne l’atteigne, il s’arrête sur la crique du ministre.