— Pourquoi que vous emportez de l’eau, m’sieur le commissaire ? s’étonne mon tocycliste.
— Il faut toujours se prémunir contre la soif.
Bon, si on s’en allait ?
Je promène une regardée incertaine autour de moi. Au fond de l’appentis où sont remisés les meubles de jardin poussiéreux et moisissants, un filet à long manche est accroché au mur, celui qu’on utilise pour écumer la piscine des feuilles mortes qui y viennent pourrir.
Une traînée humide se lit sur le plâtre au niveau des mailles du filet. Je vais le palper, il est encore détrempé. Donc il vient de servir.
Je regarde encore, mélanco, pas joyce dans ma peau. Faudrait un peu de musique douce. Un petit air ténu qui aille avec la brise comme s’il était le cœur de sa pulsion. Une musiquette gentille, de celle qui te dodeline l’âme, tant qu’à la fin tu pousses un soupir et te mets à regretter tu ne sais pas quoi, que t’as failli connaître, que tu ne connaîtras jamais, ou bien trop tard, ce qu’est pirissime.
— En somme, vous enquêtez, non ? murmure mon jeune compagnon avec respect, du ton d’une pucelle qui demande à son époux, au soir de ses noces : « En somme, c’est ça, une bite ? »
— Pratiquement, réponds-je.
— On dirait que vous voyez des choses, note mon tocycliste impressionné.
Peut-être que j’en vois, en effet. Je vois le commandant Katkarre qu’on noie dans cette piscaille. Et puis qu’on emporte au port pour l’y balancer. Je vois un type en combinaison noire, casque à heaume, venant repêcher un objet compromettant ayant appartenu au mari de la blonde remailleuse de filets.
Dans notre métier, il faut voir coûte que coûte, ne serait-ce qu’avec une canne blanche.
— Tu veux bien me conduire à Ploumanac’h Vermoh, maintenant, fils ?
Maintenant, il m’est acquis, le cavalier de l’Apocalypse.
— C’te connerie, je vous mène où vous voulez, c’est mon jour de congé.
— Que fais-tu dans la vie ?
— Boucher. Mais je travaille à Lémery et aujourd’hui c’est la Saint Tnitouch’ là-bas.
— Je m’en doutais, dis-je.
— Que c’tait la Saint Tnitouch’ ?
— Non, que tu étais boucher à Lémery.
Il irradieuse.
— Ah vouais ? A quoi qu’ vous l’avez vu ?
— Ce sont des choses que l’on devine quand on est perspicace.
La foudre nippone m’emporte. Mon flacon d’eau, mal bouché, humecte ma poitrine, le vent de la vitesse la refroidit et au bout de deux bornes voilà que j’éternue.
On parvient à l’orée de la sous-préfecture. Le louchébem tourne la tête et aboie dans son vacarme :
— Tenez, le barde, c’est la maison bleue, là-bas.
Ainsi me vient l’envie d’y faire halte.
— Stop !
Il dépétarade. Son bolide s’approche en se dandinant d’une construction basse peinte en bleu vif, avec des massifs d’hortensias bleu pâle tout autour et un capharnaüm bordélique dans les environs immédiats. Au-dessus de la porte est un large panneau sur lequel on peut lire, en caractères torturés, enjolivés de poils de cul et de fleurettes : Loïc Delar’r, barde breton, plombier-zingueur, poète scatologique.
Les Delar’r sont rentrés de leur tournée proclamatoire. La dame fait des crêpes. Lui, assis à une table-établi, calligraphie des mots en écriture gothique sur un panneau de bois ayant la forme d’un parchemin. C’est un grand type un peu hirsute et très malodorant, avec des écailles de crasse sur les mains et des repas à emporter dans les volutes de sa barbe-moustache.
— Vous désirez ? me demande-t-il.
— Faire un peu de conversation, réponds-je.
Et puis je me présente. Et il me serre la main. Et il appelle sa dame pour que je lui en fasse autant. Et c’est une vieillarde presque, la Delar’r, avec des vertugadins en viandasse sous ses hardes bretonnes, des passages cloutés en verrues sur ses bras démanchés à cause de la pâte à crêpe sarrasine. Le cheveu filasse, l’œil triangulaire, la peau comme celle des vieilles couilles endormies. Et aussi pestilentielle que son barde à la con, mais pire, puisque femelle. Que je ne te dis que ça. Mais outrepassons et passons outre, que cette dame fouettarde n’a rien à voir dans mon récit, et jamais n’aura, heureusement.
Je dis au vieux de la vielle qui veille sur sa vieille que j’ai beaucoup admiré leur prestation vocale dans les rues de la ville. Et combien c’est une pure émanation du terroir-caisse, ce chant bardeur pour annoncer la mort du commandant Katkarre.
Il est fiérot, le bougre, plus vanneur que pou de corps communément dénommé morpion.
Pour lui porter le comble, je m’informe de l’en quoi consiste sa poésie scatologique annoncée sur son enseigne. Et de bonne et grande grâce, il m’explique qu’il est l’auteur de ces délicats panneaux que l’on trouve dans les chiottes d’établissements distingués. Il les compose, les rédige, les orne de plaisants étrons fleuris, fumants, mutins, presque appétissants, tant il les glorifie de couleurs n’ayant rien de résiduel. Il me les montre avec bonheur. Me déclame les textes ingénieux, dont la lecture crée chez le pratiquant du lieu où ils sont placés un sentiment de belle humeur laxative propice à l’assouplissement des sphincters les plus endurcis. Il me faut convenir, en toute loyauté et sans jalousie d’auteur, de la réelle qualité de ces œuvrettes dont je citerai, pour échantillonnage : « Vous qui venez déposer des fonds dans cette banque, n’oubliez pas votre monnaie », « Ne tirez pas le diable par la queue, mais tirez la chasse par sa poignée » et surtout, au grand surtout, le chef-d’œuvre : « Efforcez-vous, il en sortira fatalement quelque chose. »
Je complimente le barde Delar’r, l’assure qu’il y a du Montaigne sur ces gracieux panneaux. Il est frappé par l’évidence. Non, il ne s’était jamais rendu compte, mais maintenant que je lui dis, le rapprochement s’impose, aveuglant.
— Vous avez tous les dons, l’échauffé-je : musicien, compositeur, chanteur, plombier-zingueur, poète, calligraphe… Dieu, que je vous envie, moi qui ne suis qu’un policier de la main droite et un écrivaillon de la gauche. Je me sens si lourd d’inaccomplissement, si vous saviez. Car plus j’avance, plus il me paraît évident qu’un homme ne meurt jamais riche de ce qu’il a fait, mais pauvre de ce qu’il n’a pas fait.
Il me console tant bien que mal, m’explique que le surdouage ne saurait être commun, sinon nous existerions dans une société d’élite angoissante d’être trop accomplie.
Là-dessus, il m’offre une eau-de-vie de sa distillation que j’accepte imprudemment et qui pue la sanie comme s’il y avait mis sa bonne femme à macérer. Mais j’ai subi d’autres infortunes en cours de carrière ; et puis il n’est pas de bon flic sans bon estomac. La digestion héroïque faisant partie des dons de nature exigée par mon infâme profession.
La vieille me propose une crêpe. Amateur de céréales, j’en mange six d’affilée. Les siennes sont exquises, tartinées de beurre salé.
Tout en me sustentant de blé noir et de gnole infecte, je discute avec le barde. Il connaît tout le monde à des lieues à la ronde. Et il suffit de mettre un nom sur le tapis pour qu’il tire sur le fil de la bobine.
Il sait tout, a une opinion sur tous, la dent dure, la langue bifide. Une véritable aubaine pour un poulet en quête de personnages à plumer.
Je lui propose trois sujets ; et il me les traite de telle manière qu’il est reçu à l’oral sans tu sais quoi ? Coup férir.
Les trois sujets sont, tu les devines :
Katkarre, Tango, le Phare.
Tout autre, plus tartineur que moi, te donnerait droit aux délirades du Plombier-Poète-Zingueur, mais la tambouille santantoniaise ne s’épaissit pas de ce pain-là. Chez le commissaire c’est le juste mitan, pourrait-on dire. Droit au rebut en épargnant le virage. Et voilà. Je te résumerai donc cette épique conversation.