Et le petit copain, ainsi supplié, parle enfin.
— Ce qu’je voudrais, ça serait une photo de vous, m’sieur l’maire.
L’édile en est estomaqué. Il proposait la lune et on n’espérait que sa photo ! Il voulait verser son sang alors que son portrait suffisait.
Il pompe un grand volume d’oxygène qui se trouvait à sa portée et balbutie :
— Mais ce sera avec plaisir, mon petit. Ma photo ? Mais je ne demande pas mieux. J’en ai une qui me représente en maire, avec l’écharpe format 18 ? 24, je vais te l’offrir, et avec une belle dédicace encore. Et même je demanderai à Croisidec, le photographe, de te l’encadrer, tu préfères un cadre en bois ou en cuir, mon grand garçon ?
Mon tocycliste secoue la tête.
— Dérangez-vous pas, m’sieur l’maire, cette photo, c’est moi que je vais la prendre, j’ai mon appareil dans ma sacoche. Je la veux vous avec le pantalon baissé, comme t’t’à l’heure. Et la blonde qui vous bricole le zizi. C’sera un souvenir, comprenez-vous ?
Du coup, le père maire se fâche.
— Non, mais dis donc, espèce de dégueulasse, misérable, maître chanteur ! Vous êtes témoin, commissaire ? Vous allez m’arrêter cette vermine immédiatement. En ma qualité de chef de la police de cette ville, je vous donne l’ordre. Les menottes ! Tout de suite !
Le garçon boucher se tourne vers moi, poignets offerts, sourire aux lèvres.
— Allons-y, monsieur le commissaire, arrêtez-moi. Je prends comme avocat maître Craimelin, le secrétaire de la section communisse ; et vous serez gentil de témogner puisque vous êtes sermenté, en tant que flic.
— Attendez ! Ne l’arrêtez pas, je retire ma plainte ! clame le maire. Bénéfice de l’âge. Il faut laisser sa chance à notre chère jeunesse, fleuron de notre race, espoir de demain, force vivre de la Grande Nation qui…
Je tapote l’épaule désarticulée du malheureux.
— Voulez-vous que je vous dise, monsieur le maire ? Vous êtes un vieux con.
— Comment ! s’étrangle l’édile.
— Comme ça, réponds-je. On a fait sauter le phare de la Pointe du Chaz, et une seule personne ignore la chose dans cette commune — celui qui a la charge de la gérer. Pourquoi ? Parce que abusant de son pouvoir il vient malbaiser une pauvre jeune veuve sans autre ressource que ses fesses !
Il va de consternation en épouvante, le m’sieur maire.
— Qu’est-ce que vous dites ? Le phare !
— N’est plus un phare mais des ruines à visiter, cher monsieur. Votre absence sur les lieux est très remarquée. Vous ne pouvez savoir combien certaines absences s’imposent davantage que certaines présences. Allez, tu viens, l’artiste ? fais-je au tocycliste.
On défoudre… Rammm, rrrrammm !
— Qu’aurais-tu fait de la photo, si tu l’avais prise ? demandé-je, manière de compléter mon dossier sur la nature humaine.
Le garçon boucher me répond, avec nostalgie :
— Une affiche !
Le bateau se nomme L’Intrépide, et crois-moi, il n’a pas volé son blaze.
Intrépide, il faut l’être pour affronter la mer dans ces conditions. Maumau Bidick, le mataf qui le drive, est un jeune gars au regard féroce, bâti comme un récif. Il passe, dans le pays, pour être Neptune en personne. La tempête est son amie et il croule sous le poids des médailles de sauvetage.
Accoudé au plat-bord, Bérurier offre aux mouettes insatiables un déjeuner très conséquent qui eût assuré les calories nécessaires à la survie du Biafra (dont on ne parle plus guère parce que ça coupe l’appétit) pendant une semaine.
Dégoûté, et il a toutes les excuses pour, Le Guennec se détourne.
Il est plein de considération pour moi, depuis que l’analyse de l’eau prélevée dans la piscaille du ministre a prouvé qu’elle était identique à celle trouvée dans les poumons de Katkarre.
On embarque des paquets de mer, comme il est écrit dans les bouquins de M. Farrère (le bien Loti). Notre embarcation semble dérisoire dans cette tempête, avec ces creux de merde. On dévale des abîmes, on en ressort pour bondir dans le ciel, et puis on roule, on tangue, on se trempe, on claque des dents, on prie en douce, on hait le sel, on cligne des yeux, on se refoule des besoins dégueulatoires. La solution de Bérurier, simpliste au demeurant, est la plus négative. Maumau Bidick se marre comme un follingue qu’il est. Le seul capable de sortir par gros temps et d’avoir le culot de mettre le cap sur l’île de Nichemar’h.
Le Guennec m’exhortait à renoncer.
— Vous êtes parisien, monsieur le commissaire, vous ne vous rendez pas compte exactement de l’état de la mer…
Je l’ai regardé.
— Si vous avez les jetons, mon vieux, je ne vous force pas…
Alors il est monté parce qu’un Breton, jamais tu le verras passer pour un dégonflé.
Et maintenant, vogue la galère. Prétendre que je ne regrette pas serait mensonge. Je me dis ardemment que j’aurais dû rester devant mon Martini. Mais le devoir commande. Les communications téléphoniques étant coupées avec l’île, j’ai décidé de m’y rendre sans plus tarder. Car on n’a plus revu le seigneur Tango à Ploumanac’h Vermoh. Et son barlu n’a pas fait retour non plus.
— Ça boume, Le Guennec ?
— Il m’est arrivé de faire de meilleures traversées, répond l’officier de police avec mauvaise humeur.
Le moteur râle. Béru idem. C’est un concours de farouches de borborygmes. Un duel au finish estomacrunabout. A celui qui crachera le plus épais.
Maumau Bidick chante un machin local, paroles et musique du Barde Delar’r, que ça cause du gaillard d’avant, et pare à virer, tout ça, cap sur les alizés, en avant toute, et autres ; le big folklore non écrémé, maritime, bretonnant. Vive la morue ! Il a de la santé et la manière de s’en servir, le frère-pêcheur. Tu parles d’une partie de canotage au Bois de Boulogne !
Bon, y a qu’a, hein ? En attendant.
Pour tromper ma pétoche, je pense à l’affaire. L’ami Katkarre, bourré d’oseille tout soudain. Et de l’osier bizarre puisqu’il le planque dans le canon de son flingue, au lieu de le déposer à la banque. Quelqu’un est venu le chercher cette nuit. Quelqu’un qui « parlait pointu », a prétendu sa bergère. « C’est mouâ ». Ça lui a choqué les feuilles, à Tête d’or, ce « c’est mouâ ».