Je l’interromps :
— D’autres indices, mister Chère-loque ?
— Moui. L’assassin a rentré par la lourd’ d’la cusine qui donne sur l’jardinet. La flotte avait déjà commencé de tomber et on voye des empruntes de bottes de caoutchouque su’ l’carreau. C’t’aussi dans la custance qu’il a biché l’couteau fatal (il s’exprime parfois comme Ici Paris, le Gros) vu que ce ya manque à la panoplie accrochée au mur.
— En somme, rêvassé-je, tout ce que tu énonces là contribue à blanchir le mari.
— Biscotte, plize ?
— Eh bien, Julien Liauradéshome ne possède pas de chevalière, n’a pas la moindre goutte de sang sur ses fringues et n’est pas botté. De plus, s’il avait buté sa rombière, il aurait eu les pieds secs puisqu’il serait sorti après le meurtre, au lieu d’entrer avant.
Le Graissophage hoche la tête, applique son pouce contre sa narine gauche, souffle comme un coup de clairon et, méticuleux de nature, écrase sous sa semelle les résultats de l’opération.
— De toute manière, t’imagine pas ce tordu surinant Mémère ! Y glaglatait d’vant elle comme une feuille morte d’vant l’hiver. Et pis t’as entendu tout c’qu’y bonnissait au sujet de son propos dans l’troquet ? Suppose qu’il s’la soye plantée, tu le vois venir palabrer en public comme quoi qu’il abomine son brancard et lu souhaite la mort ?
— Ce serait la suprême habileté, dis-je.
Le retour de Le Guennec, flanqué de Jésus-Christ, me coupe la sifflette. Justement, j’étais en train de penser aux déclarations de la victime, naguère, lorsqu’elle criait bien haut qu’elle accueillerait son beau-frère avec un coutelas de cuisine. Supposons que malgré tout, Tango ait abordé dans l’île. Qu’il soit venu chez le frangin. La Madeleine est seule. Elle s’empare effectivement d’un de ses lardoires pour le chasser. Tanguy la torgnole, histoire de lui faire lâcher prise, puis, furax, la saigne comme une gorette. Ça se tient. Je refoule cette perspective à plus tard afin d’accueillir Notre Seigneur.
Il fait un brin débile, le doux Jésus. Maigre comme les épines de sa couronne en plastique, les pommettes en rotules, des parenthèses profondes de part et d’autre de sa bouche mince que surplombe une moustache postiche, le collier de barbe clairsemé, donc authentique, il claque du bec dans sa robe de bure. Il a les pinceaux craspects dans les sandales. Faut reconnaître que l’eau de mer lave mal. Et la douce est tarifée.
Il louche sur le tas louche posé au centre de la salle à manger. Cette couverture à carreaux bruns est tourmentante, infiniment louche.
— Vous l’avez mis au courant ? je demande à Le Guennec.
— Non, monsieur le commissaire.
Le Nazaréthien déglutit péniblement. Sa pomme d’adam, tu croirais qu’il a avalé un triangle isocèle.
— Montrez-lui !
Docile (il devient de plus en plus respectueux) l’officier de police rabat la carouble. Le Christ porte la main à son Sacré cœur et dit ces deux mots tout à fait en situation dans sa bouche :
— Mon Dieu !
Puis il tombe à genoux, et, assis sur ses talons crottés, il gémit :
— Oh, Madeleine ! Oh, ma Mado, ma Made. Oh, ma fée ! Ma pipe.
Il sanglote, glote, glote.
On le regarde, garde, garde.
— Tu te la faisais, mon grand ? je demande à Jésus-Christ.
— Elle me pompait tous les matins, pendant que le patron allait poster les castagnettes de la veille, s’abandonne l’auxiliaire.
Au plus mollissant de la détresse, il dit tout, ne peut rien retenir, rien cacher. Sa peine a besoin d’exposer ses raisons. De déterrer ses racines. Ah, il l’aimait, la Mado. Depuis des années, il restait à vingt pour cent au-dessous du smig pour ses beaux yeux, sa belle bouche avide qu’il emplissait quotidiennement.
— Que lui est-il arrivé ? il larmoie. Une attaque ?
— A main armée, dis-je. On lui a planté un vilain couteau de cuisine dans le cœur.
Je prends ses deux mains ferventes. Le Christ n’a pas de chevalière, n’en porta jamais !
— Le Guennec, retournez à la salle des fêtes, examinez les vêtements civils de Notre Seigneur pour vous assurer qu’aucune éclaboussure suspecte ne les souille.
— Ça ne sera peut-être pas la peine, monsieur le commissaire, car il répète depuis plus de deux heures et ne s’est pas absenté un instant.
— Parfait.
— Mon vieux Jésus, dis-je, il va falloir que tu me racontes un peu la vie des Liauradéshome. Bon, Madame avait des délicatesses pour toi, ensuite ?
Liauradéshome est ivre-mort, et même un peu plus que ça, vu qu’il a noyé son chagrin avec Maumau Bidick, d’autant que tout le village consterné lui a offert un remontant. Et les gens se barricadent hermétique, à cause d’un assassin dans l’île ; surtout les dames seules. Un vilain trucideur qui ne viole même pas ses victimes avant de les tuer, merde, le monde est bien mal parti de nos jours.
Le téléphone est coupé d’avec le continent. La téloche ne fonctionne plus, biscotte la météo catastrophique, t’as une course de zèbres sur la une, la voie lactée sur la deux, le noir intégral sur la trois. Ne nous reste que la radio. Et aux actualités, on parle beaucoup du phare de la pointe du Chaz. Ces autonomistes bretons qui tournent sanguinaires, merci bien ! Le Mouvement clame bien haut son innocence, mais mon œil, ils disent à Europun. Ce pauvre gardien de phare, père de famille, médaille de sauvetage, et tout ça bien, bon Breton soi-même, le plus écœurant… Il aurait été alsacien ou monégasque, on aurait compris, mais là, un gars du pays, élevé à la farine de sarrasin, vous y comprenez quelque chose, toi ?
On décortique les homards de la mère Trutrude. Chapeau, ils sont drôlement frais, si la cuistaude ne l’est plus. Du pur délice. On pardonne pour le coup à l’océan de tant houler. Tant pis s’il s’enrogne hideusement du moment qu’il a des cadeaux aussi somptueux pour les hommes.
La radio continue de causer comme quoi une tempête de j’ sais pas combien de millibars souffle au large du Cotentin et que ça risque de chier dur pour les bateaux croisant dans cette région. Et dites, avec ce phare naze, le plus gros turbin peut résulter. On a beau, à Brest, filer des avertissements sur les ondes, c’est fatal qu’il y aura des pépins. La Marine Nationale a installé un phare de fortune, mais il n’est que d’infortune en réalité. Haut comme trois pommes, avec un simple psalmodieur de carence à dynamo perpendiculaire, tu vas loin avec ça, toi ?
Juste comme on décortique les grosses patounes des langoustes homardées, un personnage courtaud et sec, avec un collier de barbe rousse et un regard à foutre la merde s’approche de notre table.
— Bon appétit, messieurs ! il lance.
— Bonjour, monsieur Ruy Blas, réponds-je sans m’émouvoir, connaissant par cœur la scène deux de l’acte trois.
L’arrivant n’apprécie pas des plus.
— Vous êtes les policiers ?
— Si fait.
— Je suis le maire de Nichemar’h.
— Honoré de faire votre connaissance.
— Je vois que les dramatiques événements qui endeuillent notre région n’affectent pas votre moral.