Выбрать главу

Marie-Marie regarde, louchement fascinée par l’horrible spectacle. Là-haut, pas un bruit. Mais va-t’en repérer une présence dans le mugissement de la tempête ! Va-t’en, gros malin.

— Tu crois qu’il est tombé tout seul ? balbutie ma petite camarade.

— Je n’en sais rien, ma poule.

Elle est tellement traumatisée qu’elle ne pense pas à regimber devant le « ma poule ».

— Qu’est-ce que tu vas faire ?

J’hésite. Grimper à mon tour serait téméraire. Voire même folie pure (et, comme le dirait Roberval : je pèse mes mots !) Pourtant, est-il d’autre alternative ? Hmmm, franchement.

— Non ! exclame à voix basse ma tendre petite camarade.

— Ne t’inquiète pas, rassuré-je.

— Si, je m’inquiète : j’ai pas envie de devenir veuve avant d’être mariée.

Elle se tait, surprise par ma conduite. En effet, Santantonio agit comme suit : il prend la corde d’une des cloches et, la tenant entre ses dents, il gravit quelques échelons de la première échelle. Après quoi, il attache ladite corde (dont on ne doit pas parler dans la maison d’un pendu, mais je m’en fous) à sa taille, laissant dépasser une bonne longueur. You see, my dear ? De la sorte, si je suis amené à lâcher prise, j’irai pas bouffer les vénérables dalles et resterai suspendu par les aisselles. Pas foireux, ce coup-là, hein, Ninette ? Troisième précaution, je dégaine mon pistolet et l’attache à mon cou au moyen de ma cravate, car je suis un de ces dingues maniérés qui mettent encore une cravetouze.

Et hop : joue à la grenouille, mon chérubin !

J’escalade ma petite échelle lentement, vu que plus je m’élève, plus le poids de la corde augmente.

Jusqu’à la plate-forme-relais, ça boume. Ensuite, je suis tiré en arrière et il me faut m’arc-bouter davantage à chaque échelon gravi.

Le vent feule comme cent tigres en rut dans ce clocher. Je m’arrête pour reprendre haleine, le regard braqué vers le haut de la seconde échelle.

Et alors j’aperçois tu sais quoi ? Dix francs et je te le dis ! T’as pas de fric sur toi ? Tant pis, je te le dis à l’œil. J’avise deux mains posées sur les deux montants de l’échelle. Je les aperçois l’espace d’un éclair, c’est le cas de le dire vu que c’est à la faveur d’un grand éclair que la chose m’est découverte. Voilà l’explication du plongeon exécuté par Maumau à l’instant. Une brutale secousse et le pompier est déséquilibré. Donc, la mère Trutrude ne sera pas déculottée ce soir et son poilu de Verdun restera au chaud. Que faire ? Même en m’agrippant de toutes mes forces aux barreaux, il me sera impossible d’atteindre le clocher, sans compter que si je ne lâche pas prise, le gonzier du haut emploiera d’autres moyens plus efficaces pour me neutraliser. Il est en position de force et Bibi n’a pas grand-chose à espérer.

Donc, situation critique. Je me convoque pour une réunion au sommet (j’y suis presque déjà) à laquelle je participe immédiatement et je vote l’ordre du jour à la majorité absolue, lequel ordre du jour déclare que je dois mettre mes os en lieu sûr dans le plus bref des laids, comme aurait dit Toulouse-Lautrec.

Et ce que j’accomplis, mon ami, dans la seconde qui succède oui, j’ose l’écrire en t..t.. lettres, ce que j’exécute relève du cirque, de l’athlétisme, du sapeur sans reproche Camembert et pompier. C’est une prouesse. Un coup magistral, majuscule. Du grand dard. Duglandard. Faut avoir chaud aux yeux pour tenter ça ; en tout cas ne pas y avoir froid. Avoir des testicules gros comme des melons, et pas qu’ils soyent creux ! Bon, assez préludé, je te narre.

Je fais venir jusqu’à moi la corde de la cloche dont le bas est noué à ma taille. L’empoigne. Puis j’enquille une jambe à travers deux barreaux. Tu suis bien ? T’imagines la gravure ? Le San-A, aux deux tiers de l’échelle, tenant la corde de la cloche à deux mains, et se maintenant à l’échelle par une jambe ? C’est admis, visualisé ? Merci. Dès lors, je prends un élan formidable et me jette en arrière, les mains bien crispées sur la corde. Il se passe quoi ? T’as deviné ? Non ? Va te faire mettre ! Enfin, bon, puisque c’est toi… Eh bien, il se passe que j’entraîne l’échelle, comprends-tu, Saucisse ? Et que le tordu qui cramponnait ses montants, là-haut, brutalement pris au dépourvu, bascule en avant. Il tenait trop fort, prenait trop appui sur ces foutus montants.

Alors, ce pauvre mignon va becqueter du vide. Et il trouve pas ça à son goût, le nœud volant. Il s’offre un grand cri style : « Aaaahhhhhhhhhhh chplaouffff ».

Au passage, il m’a meurtri l’épaule et j’ai failli lâcher prise. Reusement que je tenais à deux pognes. Je me laisse glisser le long de la corde. Et la cloche, là-haut fait « Bluingggg » et puis, un instant après « bluonggggg ». De quoi en attraper le bourdon !

Marie-Marie a poussé un cri aussi, la pauvrette. Merde, j’espère qu’elle a pas dégusté Pierrot sur la coloquinte ? Les paumes en feu, j’arrive entre les deux cadavres. Ma gentille est agenouillée et pleure.

— Mon Antoine, mon amour, je ne veux pas, chéri, je t’adore.

— Heureux de te l’entendre dire, ma poule !

Elle soubresaute.

— Comment, c’est pas toi qui es tombé ?

— Moi, quand je tombe, c’est sur mes pattes, fais-je en la prenant dans mes bras.

Amours, délices et harmonium (y a pas d’orgues dans cette église). On y va de l’hyper-galoche du je te salue Marie-Marie. Le côté : t’es-pas-mort-non-je-suis-pas-mort-la-preuve !

Après quoi, je m’occupe du second défunt. Il est étranger, cézig’man. Du moins il l’était, car la mort abolit les races. Un mort n’est plus qu’un mort. Il n’existe pas de mort anglais, de mort français, de mort chilien. Juste des morts. Des frères humains qui ont cessé avant nous. Nationalité ! Mort ! Les bricoleries restent pour les vivants parce qu’ils se croient vivants à la suite d’un cruel malentendu avec eux-mêmes.

Ce gars était blond-blé, jeune, costaud. Vêtu d’un futal de pêcheur et d’un caban, avec un maillot rayé par en dessous.

Il est disloqué, il a le regard exorbité ; un grand regard d’horreur qui contient tout le vide qu’il vient de se farcir.

Je le fouille, ses poches sont bien achalandées : un browning, une matraque d’acier flexible à manche de cuir, de l’argent français, un passeport au nom de Gustav Hildbrand, sujet (à caution) suédois. Plus un paquet de cigarettes belges (afin qu’on puisse lui crier fume !)

La cloche, tout là-haut, continue de vrombir. Je braque ma loupiote en direction du clocher. Mais le faisceau se perd dans le noir. Tout ce qu’il me montre, c’est la deuxième échelle qui, curieusement, s’est bloquée en travers de l’espèce de tour carrée, coincée par une pierre en saillie.

— Ohé, là-haut ! crié-je, montrez-vous un peu qu’on cause.

Mais rien ne se produit.

— Tu crois qu’il y en a d’autres ? demande Marie-Marie.

— C’est à peu près certain. Donne-moi un coup de main, nous allons bien les déloger.

— Comment cela ?

— Chope la plus petite des deux cordes, on va leur sonner les cloches !

— Quelle idée ! s’étonne ma madone.

— Ils ne pourront pas résister longtemps, ma poule, un bruit pareil, à bout portant, c’est insoutenable.

— Oh, classe avec ta poule, fulmine Marie-Marie. Si je pensais que tu continues de m’appeler ainsi après notre mariage, je préférerais demeurer demoiselle.

Toute grommeleuse, la voici qui s’empare d’une corde et s’y suspend. Le rappel la décolle de terre. Là-haut, ça fait diiin-doong.

Je me mêle au concert et nous offrons à la population de Nichemar’h un récital fracassant qui renchérit sur la tempête.