Parfois, Mémé s’interrompt pour boire une gorgée de café, ou bien trier dans sa mémoire, à travers le fatras du passé, pêcher une anecdote, un truc singulier ou plaisant. Et le réchauffer dans sa vieille bouche pipeuse pour nous le remettre en vie un petit instant fragile.
Bérurier lui passe tout de go la main sur les cuisses, la vieille frivole se tait, pétrifiée d’espoir. Se pourrait-il qu’un mâle de toute beauté, en vigueur absolue, à l’œil consécrateur et à la braguette surdilatée lui fasse du rentre-dedans ? Encore ? A son âge dit respectable, lui surviendrait-il l’inouise chance de ne pas être respectée ?
— Dites voir, la Belle, chuchote le Mammouth, v’s’avez des zognons, j’suppose ?
— Qu’entends-tu par ognon, l’ami ? glousse la « belle » relique.
— J’entends la légume, neutralise Alexandre-Benoît.
Un peu hébétée de déconvenance, Trutrude croasse :
— Ben, évidemment qu’j’ai des oignons, malin !
— Alors ça s’rait trop t’exiger que tu nous f’rais une gratinée ?
Il retire sa main pour la laisser vaquer. Et la vieille vache à ses occupations.
Comme Béru croit déceler un reproche dans ma prunelle, il murmure :
— C’est l’heure, Mec.
— L’heure de quoi ?
— D’la gratinée. On est obligé d’s’maintenir en forme : y’n’reste que nous trois. L’individu a ses éguegisances.
— C’est pour dans une heure, l’explosion ? demande Marie-Marie.
— Environ, oui.
— Faire craquer volontairement un pétrolier au bord de nos côtes quand on est tellement emmouscaillé lorsque la chose arrive accidentellement, c’est plus que du vice !
— Aussi je donnerais n’importe quoi pour avoir un entretien avec le Vieux. Ah, le sale bougre, s’il avait joué cartes sur table avec moi au lieu de faire ces cachotteries, nous n’en serions pas là.
Bérurier soupire :
— Va-t’en savoir, Gars. On s’rait p’t’être été contrés par les zigs qu’ont buté Katkarre, la belle-sœur à Tango, qu’ont estourbi Pinuche et fait sauter la radio et les claouis de L’Guennec. Alors qu’là, comme on s’pointait av’c not’air con et not’vue basse, c’est nous qu’on les a coincés. Y a souvent intérêt à ignorer les choses, conclut ce philosophe en caleçon long.
Je m’offre un panoramique furtif sur l’affaire. Toute l’équipe mutée à Ploumanac’h Vermoh. Pinaud chargé de mission, Marie-Marie engagée comme auxiliaire dudit. Si môssieur le sous-préfet de mes deux nous a tenus à l’écart du coup, Béru et moi, c’est qu’il nous gardait en réserve de la République pour la finale de son affaire. Conclusion, il a probablement besoin de nous « en ce moment ». Et nous ne sommes point là !
— Tu es une drôle de fille, je laisse tomber.
— Pourquoi ça ? rebiffe la musaraigne.
— Normalement, une femme aurait été incapable de détenir une lettre comportant des instructions sans la lire. Je déplore ta force de caractère, ma poule.
— Tu prends « ta poule » pour une concierge ?
— Non, pour une vraie bonne femme. N’empêche que si nous savions ce que contenait la fameuse enveloppe…
Elle lance un cri de gorge, style la Callas de la grande époque quand le père Onassis lui faisait le coup du sifflet de manœuvre dans le contre-ut.
— Caisse y’t’prend, mouflette ? demande Sa Seigneurerie.
— Il est peut-être encore possible de la retrouver, cette lettre, dit ma petite fiancée. Elle m’a sûrement été volée par un des bonshommes du clocher.
Elle n’a pas plutôt achevé sa phrase que je suis déjà dehors.
C’est écrit à la machine à écrire.
Le titre figure en majuscules : « OPERATION MA TANTE ».
Quant au texte, il est laconique dans sa concision. Je te le livre in extenso (ce qui est gentil de ma part) et pour pas un rond :
Si fusée verte, se rendre immédiatement au port. Monter à bord du voilier « Pen Cil ». Dans l’habitacle, se trouve une cage d’osier contenant des pigeons. Lâcher ces pigeons à l’air libre.
That’s all, comme on dit puis à London.
Mais vraiment all. Pas un mot de plus, pas de signature, pas même un coup de tampon.
La missive se trouvait à bord du deuxième cadavre, enfouie en vrac dans sa poche intérieure après avoir été ouverte, lue et repliée.
Alors nous courons tous les trois jusque z’au port, Marie-Marie et moi nous tenant par la main, Béru se tenant par le ventre, loin derrière.
Dans le port, les barlus chahutés par la tempête dansent la gigue éperdue des embarcations malmenées. Ça grince sinistrement, ça craque, mille petits claquements des filins contre les mâts, ça je te l’ai déjà signalé et te le répète pour mémoire, con comme je te sais, et donc oublieux de tout. Pas joyce, le port dans les frémissures de l’ouragan (de boxe). Hostile, noirâtre, en perdition. On se répartit chacun une zone, à qui trouvera le Pen Cil. Et c’est Bibi qui, le premier, met le doigt — donc le pied — dessus. La porte du rouf n’est pas fermée. Elle bat comme une enseigne dans le vent de noroît qui souffloît. J’entre. J’actionne la loupiote électraque à batterie. Triste spectacle, mon brother ! Oh que voui. Very lugubre. Trois pigeons morts, plumes retroussées, gisent un peu partout. On les a massacrés à la va-vite… Les salauds qui ne respectent rien !
— Ho ho ! lance Marie-Marie.
— Par ici ! crié-je.
Elle se rabat, peu après suivie de son gros tonton. Je leur désigne les trois malheureux oiseaux.
Bérurier hoche la tête et résume la situation en puisant dans les formules lapidaires dont il semble posséder le secret et l’exclusivité :
— Dans l’cul la balayette !
Ensuite de quoi il ramasse les trois pigeons, les met en grappe en les tenant par leurs six pattes grêles et déclare :
— Si on voudra leur assurerer une sépulcrure décente, y’n’nous rest’plus qu’à trouver des p’tits pois !
J’enrage de voir cette accumulation systématique de coups fourrés. Tout ce que nous entreprenons pour aller à la vérité est aussitôt contré par les deux soi-disant Suédois. Même morts, leurs initiatives nous fauchent l’herbe sous les pieds (on dit aussi : nous scient la branche sur laquelle nous sommes assis, ce qui est une variante intéressante, tu choisiras).
Il est une heure et vingt minutes. Pourquoi mon guignol s’emballe-t-il de la sorte ? Pourquoi mon instinct m’avertit-il que les choses ne vont pas comme elles devraient pour le Vieux ? Quel que soit son noir dessein, je sens qu’il l’a dans l’œuf (d’autruche), le pelé. Il a manigancé une combine pas piquetée des piverts ; quelque chose de terriblement risqué, de formidablement dramatique, de tout ce que tu voudras et qui est en train de foirer parce que des loustics dont il ignore l’existence sont venus contrecarrer (ou controvaliser) ses plans. Et il ne le sait pas. Et je n’ai aucun moyen de le prévenir !
— Tu bouillonnes ! remarque Marie-Marie.
— J’ai le traczir, ma p…, ma chérie.
Elle me sait gré de cette rattrapade.
— Le traczir pour qui ?
— Pour le Vioque. Je crois qu’il s’est filé dans un sac plein de merde et qu’il se roule dedans en croyant que c’est de la chantilly. Ah, bonté divine, que ne puis-je avoir une converse de trois minutes avec lui !