La musaraigne a un geste large, kif la semeuse sur les pièces de mornifle.
— Qu’est-ce qui t’empêche ?
— Le fait que le poste de radio ait explosé et qu’on ait buté ces pigeons.
Je mate l’heure avec désespoir.
— D’ailleurs, en ce qui concerne les pigeons, ils n’auraient probablement plus eu le temps de rallier leur base avant le gros « boum », avec une tempête aussi forte surtout !
Mais la gosseline continue de commisérer en me contemplant :
— Voyons, Antoine, tu ne vas pas me faire croire que parmi les barlus ancrés dans ce port, il n’y en a pas au moins deux ou trois qui sont équipés de la radio ?
— Foutre de moi ! Et dire que je n’y pensais pas.
— Tu vois que je te complète ? opportunise-t-elle.
Je parle depuis le Phoenix, une espèce de sardinier ou assimilé mouillé tout au bout du quai, près de l’entrée du port. La voix du Vieux est reconnaissable malgré la mauvaise qualité des transmissions. Son accent seizième, tant apprécié des classes laborieuses, sa diction surchoix qui évoque irrésistiblement les particularités syntactiques de Georges Marchais franchissent les cyclones pour venir baigner mes tympans en manque. La voix de son Maître ! Forte, incisive, péremptoire. Avec des creux, des « manques ». Conversation en pointillé, jetée par-dessus ce bras d’océan qui ressemble fort à un bras d’honneur.
— Vous dites que Tanguy a fait le nécessaire ?
— Il paraît. Il a précisé que la chose produirait son petit effet à deux heures. C’est-à-dire dans trente-cinq minutes.
— Les deux « Suédois » étaient au courant ?
— Je ne sais pas. Mais c’est probable. Ce sont eux ou des gens de leur groupe qui ont assassiné Katkarre dans la piscine. Il est clair qu’ils ont dû le faire parler avant, non ? D’autre part, s’ils ont neutralisé Pinaud et sa radio, exploré les effets de Marie-Marie, dérobé vos directives et étranglé les trois pigeons, ça prouve qu’ils savaient tout ; en vous mettant des bâtons dans les roues, mes deux Suédois n’ont rien fait pour annuler votre opération. L’impression qui se dégage, à mon sens, est qu’ils corrigeaient votre trajectoire, mais étaient d’accord sur la finalité de la chose.
Le silence qui suit n’est pas dû aux furiosités des éléments, mais à la perplexité du Vioque.
— Vous ne pouvez pas m’orienter un peu, Monsieur, à propos de ce qui a motivé votre décision ?
— Vous oubliez que nous ne sommes pas au téléphone, mon cher et qu’un tas de gens nous entend (ou nous entendent).
— Je sais lire entre les lignes et écouter entre les ondes, riposté-je.
Nouveau silence, voulu, lui encore. Puis Pépère plonge dans les rébus longue distance avec accusé de réception.
— Des amis habitant de l’autre côté de l’étang m’ont informé que l’embarcation que vous savez transporte autre chose que ce que vous croyez. Vous me comprenez ?
Vieux zob, va ! Evidemment que je le suis, et tous les sanfilistes en train de sanfiler actuellement le suivent au millimètre, le bon Achille-aux-pieds-chaussés-de-gros-sabots.
— Fort bien, Monsieur.
— Il convenait donc de transformer ladite embarcation en épave, n’importe les risques encourus, afin de pouvoir la neutraliser, je ne sais si je me fais bien comprendre ?
Tu parles d’une épée, Césarin ! Le roi des rois ! Ses mots couverts sont écrits au néon.
Traduit du gâtisme, tout cela signifie que les Ricains ont informé la France que ce pétrolier soviétique qui allait croiser devant nos côtes ne transporte pas seulement du mazout, mais des choses moins catholiques dont il convient de stopper coûte que coûte l’acheminement. Alors le Dabuche a organisé tout seul, comme un grand, son petit frometon à la Tintin.
— Pourquoi ne m’avez-vous pas mis sur cette affaire ?
— Je vous expliquerai.
Ma question ne le réjouit pas. Je devine qu’à cette minute, il regrette. Il est sorti de sa tourelle de la Grande Volière pour mettre la main à la pâte, seulement il ne sait pas pétrir. Alors il est seulement dans le pétrin et le pain reste à faire.
— Je peux vous parler à cœur ouvert, Patron ? En mon âme et conscience ?
Ça, c’est un langage qu’il prise à grosses pincées dans la tabatière des clichés armoriés.
— Naturellement.
— Il faut empêcher cela pendant qu’il en est encore temps.
— Vous voulez dire le… le chose de deux heures ?
— Oui. Je vous le crie du plus profond de mon être. Il y a un sac de nœuds terrible, patron. Si vous croyez à mon instinct qui, si souvent, m’a servi de signal d’alarme, empêchez cela ! Empêchez cela !
Tout ce que je trouve à lui dire. Disque usé. Rengaine, rabâcherie. Empêchez cela.
— Mais, sur quoi vous basez-vous pour…
— Sur le fait que vous ne pouvez avoir le même objectif que ces pseudo-Suédois qui sont venus jouer les troisièmes couteaux ! S’ils souhaitaient le… la chose, c’est qu’elle n’est pas conforme à vos intérêts. Empêchez cela !
— Du diable… Comment pourrais-je ?
— Entrez en contact avec le bord du bateau en question, signalez-lui qu’il a à se débarrasser de ce gadget immédiatement.
Mon exhortation le vainc.
— Soit, je fais le nécessaire. Restez sur place, je vous tiendrai au courant. Mais si jamais…
— Agissez, bon Dieu !
J’interromps le contact afin de l’inciter à la grouillance.
— T’es un type sensas, murmure Marie-Marie. Ta force, ton charme, c’est ça : ce pouvoir de convaincre dont tu fais preuve parfois. On t’écoute, on est subjugué. On sait que tu as raison, que tu es infaillible.
Pas le temps de déguster ses compliments. Mes nerfs grincent comme des gonds rouillés.
— Où est le Gros ?
— Je ne sais pas. Il est sorti brusquement pendant que tu discutais.
Je fais oui oui de la tête, sans penser à ce qu’elle me dit. L’idée des deux gonziers installés dans le clocher me hante. Pourquoi n’ont-ils pas tué Tango alors qu’ils ont sacrifié sans hésiter la femme de son frère ? Parce qu’ils avaient besoin qu’il soit là pour raconter sa mission après l’explosion du pétrolier ? Voilà, là est la réponse. Tango devait survivre pour dire la vérité. Sa vérité. Bon, très bien, mais pourquoi était-il important qu’il raconte « sa vérité » ? Je vais te dire tel que ça me vient : parce qu’il existe une autre vérité qu’il convenait de cacher sous la première.
— Tu as l’air d’être sur des charbons, note Marie-Marie.
— Je n’aime pas tout ça.
— Quoi ?
Je poursuis ma pensée :
— En somme, ces gens, les Suédois, ils ne savaient pas si Tango avait ou non réussi sa mission.
— Ils ont pu le suivre du clocher grâce à leurs fameux appareils d’optique dont tu nous as parlé ?
— Très juste.
L’appareil se met à graillonner à bord du Phoenix. Une voix de gendarme me demande si je suis à l’écoute, et me passe le Vioque.
Cette fois, il paraît pas heureux, l’Achille. Je perçois une mortelle angoisse dans son ton, malgré l’altération due aux conditions atmosphériques.
— Il est impossible d’entrer en contact avec le… l’embarcation en question, me dit-il. Son système de phonie est brouillé par un émetteur clandestin que nous n’avons pas les moyens de détecter.
— Dites-moi, patron, la marchandise mise en place par Tango possède quelle puissance ?
— Assez forte pour neutraliser le gouvernail et créer une brèche dans le compartiment arrière, insuffisante pour provoquer la catastrophe totale qui, d’ailleurs, n’était pas souhaitée.