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— Superbe !

— Vous pensez pouvoir remettre la main sur la collection ?

— Nous faisons ce que nous pouvons, mais l’essentiel est d’en avoir un exemplaire, le reste a moins d’importance.

Voilà le petit café. Il ressemble presque à une salle à manger privée. Il y a un papier à motifs sur les murs pisseux, avec, pour que ça fasse estaminet, deux ou trois panneaux réclames d’apéritifs qui vaudraient de l’artiche aux Puces. Les tables sont en noyer ciré. Les chaises cannées enchanteraient un décorateur en cuisine. Le comptoir, bois ouvragé et zinc épais, ressemble presque à un autel. La vénérable femme à chignon qui y célèbre la messe au blanc-cassis, mi-mère Denis, mi-comtesse de Paris, est née sous le règne de Napoléon III. Elle est à la fois peuple et noble, avec un regard flétri qui en a marre de contempler des mariniers flamands bourrés à la clé.

La minuscule salle est déserte. On s’installe à une table, près de la fenêtre, là où ça forme un renfoncement, tu vois ? Un calendrier de l’année 1937, jaune et composté de chiures de mouches, pend de guingois, illustré d’un portrait que ça représente le président Albert Lebrun, saboulé par la Samaritaine de Luxe, à une chasse de Rambouillet.

— Vous prenez du vin blanc ? me demande Couillapine. Ici l’alsace est très aimable.

Peu me chaut, comme on dit à Pise. Alors, bon : deux ballons d’alsace, la mère !

La vétuste personne se hâte avec lenteur. Le goulot de sa boutanche gnagnate contre les verres, vu qu’elle sucre et « n’y voit plus très bien de ses yeux », d’après ce qu’elle ronchonne derrière son rade.

— Vous n’avez plus de questions à me poser ? demandé-je, ce qui, indirectement est une invite pour le faire parler.

— Non, cher camarade.

La maman file le tiers des godets sur la table en déposant nos verres. Nous sourions avec de l’apitoiement.

— Ah ! si, plus qu’une, me dit Piotr, mais disons qu’elle m’est purement personnelle. Je voudrais savoir l’effet que cela vous fait.

Je m’abstiens de lui poser des questions sur son « cela », d’ailleurs son sens général m’apparaît parfaitement.

Je récite cet admirable vers du fameux barde breton Yannick Le Branleur (de son vrai nom Frédéric Dard 1789–1914) :

— On a dormi, on se réveille Aujourd’hui vaut mieux que la veille…

Emu, Piotr me pose la main sur l’épaule.

Je renifle mon émotion, étant à court de Kleenex.

— Et maintenant, c’est moi qui vous écoute, soupiré-je.

— Vous vous en doutez, il est très rare que nos… services révèlent la motivation de leurs agissements, préambule Piotr. Si nous dérogeons pour vous, c’est parce que le service que vous venez de nous rendre est très… heu… considérable. Egalement parce que vous êtes des nôtres désormais.

« Je crois que ce qui vous intéresse avant toute chose, c’est les raisons de ce mariage… heu… forcé, n’est-ce pas ? »

— Mettez-vous à ma place, Piotr.

— J’ai l’impression, me dit-il que je vais vous apprendre une grande nouvelle.

— Je suis tellement gâté sur ce plan que les petites nouvelles n’existent plus pour moi, lui assuré-je.

— Antoine, vous permettez que je vous appelle Antoine ?

— Je t’en prie, Piotrounet, nous deux, désormais, c’est à la ville à la morgue.

Il m’emboîte le tutoiement sans barguigner :

— Sais-tu, Antoine, que tu as été nommé directeur de la police française pendant ton séjour à Moscou ?

L’effarement se lit sur mon mâle visage, je l’aperçois dans la vitre sale de la fenêtre qui forme miroir.

— Moi, directeur de la police ?

— Si fait. Nous avons nos… heu… antennes et nous apprenons les nouvelles avant qu’elles soient connues. Le matin même de ton entrevue à Moscou avec qui tu sais, ta nomination était décidée par le gouvernement. Elle devait prendre effet hier.

Moi, comme dans la chanson sur Zorro, je mugis :

— Et alors ?

— Alors nos… heu… instances secrètes en ont décidé autrement.

Je mate mon petit camarade avec des yeux comme deux roues de vélo en train de battre le record du monde de l’heure au Vigorelli.

— Pourquoi cette opposition de votre part ? Je n’ai jamais été hostile à l’Union soviétoche, mon grand !

— Il ne suffit pas de ne pas nous être hostile, Antoine, faut-il encore ne pas nous faire d’enfants dans le dos, comme tu as tenté de le faire à Moscou.

—  ??????????? lui exprime mon regard.

— Nous n’aurions jamais admis que le chef de la police française soit à la solde des Américains, déclare Piotr non sans une certaine dureté d’intonation qui vaut l’inaction.

— Explique ?

— A quoi bon ? Ta demande d’échange à propos d’Homar Al Harm Oriken était cousue de fil blanc. Nous avons décelé la manœuvre qui était de compromettre Homar auprès de nos… heu… services. L’action d’Homar embarrasse fort les Amerloques et ils ont essayé de couler le bateau en faisant appel à un tiers : la France.

Il boit une nouvelle gorgée de vin blanc.

— Nous aussi, nous produisons du vin, note-t-il, en as-tu goûté, camarade ?

— Oui, et je l’ai trouvé dégueulasse, lui dis-je sans méchanceté. Bon, tu continues les explications, Piotr ?

— Apprenant ta nomination au moment où tu nous donnais cette preuve de félonie…

Là, je bondis.

— Piotr, lui dis-je, on est félon à son seigneur, vous n’étiez pas le mien, il y a quelques jours.

— C’est juste, admet Couillapine, aussi je retire le mot.

— Merci.

— Toujours est-il que nous avons décidé de te casser les reins. Mais il fallait le faire de manière… heu… détournée.

— Alors on m’a marié à une Russe ?

— Tu as eu droit au gaz « K.A.F.K.A. », celui qui prive tout individu de sa personnalité pendant une cinquantaine d’heures. Tu n’étais plus qu’un être sans défense agissant aux ordres. Nous t’avons marié à Katerina. L’ambassade de France qui n’ignorait pas qui était Katerina a immédiatement prévenu Paris. Dès lors, ta promotion a été annulée d’urgence.

— Charmant ! Et maman ?

— Une précaution pour t’empêcher de ruer dans les brancards en te voyant marié.

Il part d’un grand éclat de rire.

— Un gag ! s’exclame le Russe. Un fantastique gag qui était prêt à fonctionner pour le cas où le gouvernement ne serait pas revenu sur sa décision ; je te le dis, Antoine ?

— Puisqu’on se dit tout.

— Katerina, la malheureuse, était une fille programmée dès avant sa naissance. Il y a chez nous des sujets que l’on prend en main dès qu’ils voient le jour.

— Programmée, répété-je mélancoliquement.

— Disons plutôt marquée par le Signe.

— Faucille et marteau ?

— Si tu veux. Elle était fille d’un haut fonctionnaire, membre influent du parti. Sa mère attendait des jumeaux, ce qui a décidé du choix.

— Ne me dis rien, Piotr ; je pige ! Elle a un frère, n’est-ce pas ?

— Exact.

— Qui est pédé ?

— Dix sur dix.

— Ce frère n’a pas été déclaré à l’état civil, si bien que c’est un être « en blanc » socialement !

— Tu saisis tout, ma parole, camarade Antoine.

— Il prend la place de sa sœur quand le moment est venu de neutraliser les élans d’un pigeon, ou de le compromettre ?

— Voilà.

— Si j’étais resté chef de la police, on aurait remplacé ma femme par mon beau-frère et démontré que j’avais épousé un homme ? D’où un scandale fracassant qui aurait inévitablement entraîné ma destitution ?