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Béru entre. S’incline, ce qui lui provoque un pet.

— Vous pouvez constater que je dis vrai, s’empresse de déclarer le Vieux, merci, vous pouvez sortir, Bérurier.

« Or donc, monsieur le ministre, mesdames, mesdemoiselles, messieurs et chers collègues, or donc, leurs projets tenant compte de l’esthétique gustatif, il avait déjà été décidé que la mutation obéirait à des classifications par nation. L’Allemand aurait le goût de porc, l’Arabe de mouton, le Belge de bœuf, l’Anglais de veau, le Français de dindon, l’Espagnol de gamba. Oui, à force de croisements louches, ces criminels envisageaient de remodeler le genre humain, de corriger le travail de Dieu, de… »

Moi, je sens que je vais craquer, à force de l’entendre donner son cours. Il se croit au Collègue de France, le Dégarni. À la Sorbonne.

— Vous permettez, monsieur le directeur ?

Stoppé en plein vol comme la soucoupe d’un tir-au-pigeon-d’argile l’est par un adroit coup de fusil, le Dabuche s’arrête avec un morceau de syllabe entre les dents.

Je n’attends pas qu’il réagisse.

Tous les assistants se sont tournés vers moi, pressentant quelque chose de mimi.

Et c’est mimi.

Juge.

— Tout ce que monsieur le directeur vient de vous exposer avec tant de brio, messieurs, n’est qu’une formidable utopie. Le plus grand coup de poudre aux yeux de l’histoire de l’espionnage. En réalité, la seule chose qui importe dans cette affaire surprenante, ce n’est pas le gigantesque laboratoire, mais le lieu géographique où il a été aménagé.

Je me tais.

Le Dirloche avale son bout de syllabe, s’étouffe, tousse.

Bienveillant, le ministre m’invite à poursuivre :

— Jactez, jactez, mon pote, me dit-il aimablement (puisqu’il me lit).

Alors Santantonio le Grand, sublime dans son exposé de la Vérité, avec des rayons de lumière qui lui échappent de partout, tel un diamant au soleil, repart. Comme il est aisé, irréfutable, convaincant. À mesure que j’explique, le Vieux recroqueville comme un escargot au four, blotti au fond de sa coquille, qu’au moment de servir t’as l’impression qu’elle est vide, la garce !

— Messieurs, je vais vous apprendre une chose. Toute cette affaire n’est qu’un bluff magistralement organisé, préparé, avec des péripéties voulues dont les développements dramatiques n’avaient pour but que d’accréditer, le moment venu, la certitude que l’ancien monastère de Blenoraggi abritait un laboratoire géant de recherches biologiques. Or, il n’en est rien. Ce laboratoire est bidon. Il a pour but de masquer la réalité. Une terrible réalité, messieurs, beaucoup plus critique que cette soi-disant transmutation de l’espèce. Comprenons la raison de ce roman d’espionnage. Car c’en fut un. L’agent double qui trahit ? Un épisode préétabli, le nez de marche de l’affaire. La fameuse valise qui allait causer tant de morts ? Du vent. Ces documents récupérés après tant et tant de dures batailles ? De la cendre à recouvrir la merde de chat ! Le kidnapping de Bérurier et le mien ? Une manœuvre diabolique pour constituer des témoins occulaires dignes de crédit. Il fallait, pour couronner le tout, qu’un homme compétent, si vous voulez bien me permettre, ait vu le laboratoire, qu’il pût en parler, le décrire. On ne m’a entraîné là-bas que pour m’en laisser m’évader, afin que je répande de par le monde la bonne parole. Oui, il fallait que tous les services secrets qui couraient après ces documents bidons sussent que des gens s’occupaient là-bas de remodeler l’espèce. Pourquoi ? Pourquoi, messieurs ? Mais parce que les Services Secrets du monde entier ne pouvaient ignorer les immenses travaux clandestinement entrepris à Blenoraggi. Et qu’il fallait fournir une explication valable. Cette effervescence risquait de ruiner les plans des occupants de l’îlot. Alors ils ont créé un faux laboratoire. Vous pensez bien qu’un laboratoire de cet ordre, aussi important qu’il fût, ne dérange pas les grandes puissances. Elles en haussent les épaules, les grandes nations de ce projet. À preuve : il y a un instant, tandis que monsieur le directeur vous en parlait, j’ai vu fleurir des sourires incrédules sur vos lèvres à tous, messieurs. Ce que ceux de l’îlot veulent est obtenu. Peu en chaut aux grandes nations que l’une d’elles constitue à grands frais, en Méditerranée, un centre de recherches où l’on s’applique à transformer quelques individus en veau ou en cochon. C’est là un délit moral, donc insignifiant pour l’intérêt des gouvernements et un crime qui n’est presque que de droit commun, donc qui ne mobilise pas leur vigilance, comprenez-vous ?

Le silence qui succède permet d’entendre craquer les pensées à l’intérieur des crânes.

Le Vieux rame un peu pour tenter de reprendre du prestige, mais il est recouvert par la vase de l’inattention générale.

— Ce que vous dites, brrrr… Oui, hum… Repose… heu… sur quoi, San-Antonio ?

— Vous allez comprendre.

Je vais prendre un rouleau de bristol sur une console et le punaise contre la porte.

— Messieurs, si vous voulez bien vous approcher…

Ils.

— Ceci est la photocopie d’une carte très ancienne que j’ai découverte à la Bibliothèque Nationale il y a moins d’une heure, après une journée complète de recherches. Elle représente la partie orientale de la Méditerranée. Ici, vous reconnaissez la Sicile, messieurs, et là, plus à droite, l’extrémité de la Calabre. L’îlot de Blenoraggi se trouve ici. Vous voyez cette minuscule tache en forme d’étoile ?

Je chope la loupe du Vieux sur son burlingue et, à tout seigneur tout donneur, je la présente au ministre.

— Voulez-vous examiner ce point, monsieur le ministre, et nous dire ce que vous constatez ?

Le prince, dont la ville est bon enfant, regarde, comme il regarde, la nuit, dans les couloirs du métro, les pièces d’identité qui lui sont soumises, cet endroit de la carte.

— L’on dirait une petite comète, déclare-t-il.

— Effectivement, monsieur le ministre. Vous avez admirablement résumé la situation, on dirait une comète. Pourquoi ? Parce que cet îlot en forme d’étoile possède une queue. Seulement, cette queue est représentée en pointillé car elle est immergée. En réalité, Blenoraggi est un très ancien volcan éteint sur lequel fut édifié le monastère au XIVe siècle. Il a conservé un puits profond de plusieurs centaines de mètres. Au fond de ce puits, messieurs, une fissure naturelle de l’écorce terrestre constitue une sorte de tunnel : la queue de la comète. Ce tunnel est situé bien au-dessous du niveau de la mer, peu profonde à cet endroit. Et c’est ce tunnel qui a motivé l’installation de ces gens à Blenoraggi. Il leur fournit une arme épouvantable, messieurs, car ils s’apprêtent à y entreposer une quantité formidable de bombes atomiques. Si bien que si un nouveau conflit mondial éclatait, il suffirait de faire péter ces bombes pour provoquer le plus grand séisme jamais enregistré depuis la nuit des temps dans cette partie du globe. Aucun vaisseau de guerre n’y résisterait. Toutes les rives du bassin méditerranéen seraient dévastées, les ports anéantis, les populations englouties. L’horreur, messieurs ! Le bout de l’horreur !