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A l'approche de la vieillesse, l'esprit aime à voler comme un oiseau vers les jours de l'enfance. Dans ma mémoire, mon enfance brille d'un éclat merveilleux, comme si alors tout avait été meilleur et plus beau qu'actuellement. Sur ce point, il n'y a pas de différence entre riches et pauvres, car certainement personne n'est si pauvre que son enfance ne renferme aucun éclat de lumière et de joie, lorsqu'il l'évoque dans ses vieux jours.

Mon père Senmout habitait près des murs du temple, dans le quartier bruyant et pauvre de la ville. Non loin de sa maison s'étendaient les quais d'amont où les bateaux du Nil déchargeaient leurs cargaisons. Dans les ruelles étroites, des gargotes à bière et à vin accueillaient les marins, et il y avait aussi des maisons de joie où parfois les riches du centre de la ville se faisaient porter dans leurs litières. Nos voisins étaient des percepteurs, des sous-officiers, des patrons de barques et quelques prêtres du cinquième degré. Ils formaient, avec mon père, l'élite de ce quartier pauvre, de même qu'un mur émerge de la surface des eaux.

Notre maison était vaste en comparaison des masures de pisé qui bordaient en rangées désolées les ruelles étroites. Nous avions même un jardinet de quelques pas où poussait un sycomore planté par mon père. Des buissons d'acacia le séparaient de la rue, et un bassin de pierre, sorte d'étang, ne se remplissait d'eau que lors des crues du fleuve. Il y avait quatre pièces dans l'une desquelles ma mère préparait les aliments. Nous prenions nos repas sur la véranda où l'on accédait aussi de la chambre de consultation de mon père. Deux fois par semaine, ma mère avait une femme de ménage, car elle aimait la propreté. Une lessiveuse venait chercher le linge une fois par semaine pour le laver au bord du fleuve.

Dans ce quartier pauvre, agité et envahi par les étrangers, et dont la corruption ne me fut révélée que durant mon adolescence, mon père et ses voisins représentaient les traditions et les vieilles coutumes respectables. Alors que les mœurs s'étaient déjà relâchées en ville chez les riches et les nobles, lui et ses voisins restaient inébranlablement attachés à la vieille Egypte, au respect des dieux, à la propreté du cœur et au désintéressement. On eût dit qu'en opposition à leur quartier et aux gens au milieu desquels ils devaient vivre et exercer leur profession, ils voulaient souligner par leurs mœurs et leur attitude qu'ils n'étaient pas des leurs.

Mais pourquoi raconter ces choses que je n'ai comprises que beaucoup plus tard? Pourquoi ne pas évoquer plutôt le tronc rugueux du sycomore et le bruissement de ses feuilles, tandis que je me reposais à son ombre contre l'ardeur du soleil? Pourquoi ne pas rappeler mon meilleur jouet, un crocodile en bois que je tirais par une ficelle sur la rue pavée et qui me suivait en ouvrant sa gueule peinte en rouge? Les enfants des voisins s'arrêtaient pleins d'admiration. Je me procurai bien des biscuits au miel, bien des pierres brillantes et des fils de cuivre en permettant aux autres de jouer avec mon crocodile. Seuls les enfants des nobles avaient de pareils jouets, mais mon père l'avait reçu en cadeau d'un menuisier royal qu'il avait guéri d'un abcès qui l'empêchait de s'asseoir.

Le matin, ma mère me menait au marché. Elle n'avait pas grand'chose à acheter, mais elle pouvait consacrer le temps d'une clepsydre à marchander une botte d'oignons et toute une semaine au choix d'une paire de chaussures. On devinait à ses paroles qu'elle était dans l'aisance et ne voulait que la meilleure qualité. Mais si elle n'achetait pas tout ce qui charmait son regard, c'est qu'elle désirait m'élever dans un esprit d'économie. C'est ainsi qu'elle disait: «Le riche n'est pas celui qui possède de l'or et de l'argent, mais celui qui se contente de peu.» Elle parlait ainsi, mais ses bons vieux yeux admiraient au même instant les lainages colorés de Sidon et de Byblos, minces et légers comme la plume. Ses mains brunes et durcies par les travaux caressaient les bijoux en ivoire et les plumes d'autruche. Tout cela n'était que vanité et superflu, m'assurait-elle et aussi à elle-même. Mais mon esprit d'enfant se révoltait contre ces enseignements et j'aurais bien voulu posséder un singe qui passait ses bras au cou de son maître, ou un oiseau au brillant plumage qui criait des mots syriens ou égyptiens. Et je n'aurais rien eu à objecter à des colliers et à des sandales à boucles dorées. C'est seulement beaucoup plus tard que je compris que la chère Kipa aurait passionnément voulu être riche.

Mais comme elle n'était que l'épouse d'un médecin des pauvres, elle apaisait ses rêveries par des contes. Le soir, avant de s'endormir, elle me racontait à voix basse toutes les légendes qu'elle connaissait. Elle parlait de Sinouhé et du naufragé qui rapportait de chez le roi des serpents un trésor fabuleux. Elle parlait des dieux et des sorciers, des enchanteurs et des anciens pharaons. Mon père bougonnait parfois et déclarait qu'elle me farcissait l'esprit d'inepties et de fariboles, mais dès qu'il avait commencé à ronfler, elle reprenait son récit, pour son propre plaisir autant que pour le mien. Je me rappelle encore ces étouffantes soirées d'été, quand le lit brûlait le corps nu et que le sommeil ne venait pas; j'entends encore sa voix basse et endormante, je suis de nouveau en sûreté près de ma mère. Ma vraie mère n'aurait pu être plus douce ni plus tendre pour moi que la simple et superstitieuse Kipa, chez qui les conteurs aveugles ou estropiés étaient toujours sûrs de trouver un bon repas.

Les contes me divertissaient l'esprit, et ils trouvaient un contrepoids dans la rue vivante, foyer des mouches, lieu imprégné d'innombrables odeurs et puanteurs. Parfois, venant du port avec le vent, l'arôme salubre du cèdre et de la résine envahissait la ruelle. Ou bien une goutte de parfum tombait de la litière d'une femme noble qui se penchait pour réprimander des galopins. Le soir, quand la barque dorée d'Amon descendait sur les collines de l'occident, de toutes les vérandas et de toutes les cabanes s'exhalait l'odeur du poisson frit qui se mélangeait aux effluves du pain frais. Cette odeur du quartier pauvre de Thèbes, j'appris à l'aimer dès mon enfance sans plus jamais l'oublier.

Pendant les repas sur la véranda, je reçus aussi les premiers enseignements de mon père. D'un pas fatigué il traversait le jardinet, ou bien il sortait de sa chambre, les habits fleurant les remèdes et les pommades. Ma mère lui versait de l'eau sur les mains, et nous prenions place sur les escabeaux, tandis que ma mère nous servait. Sur la route passait une bruyante troupe de marins ivres de bière qui frappaient les parois de leurs bâtons et qui s'arrêtaient pour faire leurs besoins sous nos acacias. Homme prudent, mon père ne protestait pas. Mais quand les hommes s'étaient éloignés, il me disait:

– Seul un misérable nègre ou un sale Syrien fait ses besoins dans la rue. Un Egyptien les fait à l'intérieur.

Il disait encore:

– Le vin est un don des dieux pour réjouir le cœur, si on en use avec modération. Une coupe ne fait de mal à personne, deux rendent bavard, mais quiconque en consomme un plein pot se réveille dans le ruisseau, dépouillé et couvert de bleus.