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Ces relations de dépendance faisaient d'Oneh un maître indulgent. Un élève qui dormait sur sa tablette devait, en guise de châtiment, apporter le lendemain une friandise au bonhomme. Parfois, le fils du marchand de blé lui remettait une cruche de bière, et alors nous ouvrions l'oreille, car le vieil Oneh se laissait aller à nous raconter des histoires merveilleuses sur l'au-delà et des légendes sur la céleste Mout, sur Ptah le constructeur de tout et sur les autres dieux qui lui étaient familiers. Nous pouffions de rire et pensions l'avoir induit à oublier les leçons difficiles et les ennuyeux hiéroglyphes pour toute la journée. C'est seulement beaucoup plus tard que je compris que le vieil Oneh était plus sage et plus compréhensif que nous le pensions. Ses légendes, qu'il vivifiait avec son imagination pieuse, avaient un but déterminé. Il nous enseignait ainsi la loi morale de la vieille Egypte. Aucune mauvaise action n'échappait au châtiment. Impitoyablement chaque cœur humain serait une fois pesé devant le tribunal d'Osiris. Tout homme dont le dieu à la tête de chacal avait décelé les méfaits était jeté en proie au Dévoreur, et ce dernier était à la fois un crocodile et un hippopotame, mais bien plus redoutable que les deux.

Il nous parlait aussi du revêche passeur des ondes infernales, de Celui-qui-regarde-en-arrière et sans l'aide duquel aucun défunt ne peut parvenir dans les champs des bienheureux. Ce passeur regardait toujours en arrière et jamais devant lui, comme les bateliers du Nil. Oneh nous apprit par cœur les formules propitiatoires destinées à ce passeur. Il nous les fit reproduire par des signes et écrire de mémoire. Il corrigeait nos fautes avec de douces réprimandes. Nous devions comprendre que la plus petite bévue pouvait compromettre toute vie heureuse dans l'au-delà. Si l'on tendait au passeur un passeport entaché d'une seule erreur, on restait sans pitié à errer comme une ombre d'une éternité à l'autre sur la rive du fleuve sombre ou bien, pis encore, on tombait dans les affreux gouffres des enfers.

Mon camarade le plus doué était le fils du commandant des chars de guerre, Thotmès, qui avait deux ans de plus que moi. Dès l'enfance, il s'était habitué à soigner les chevaux et à lutter. Son père, dont la cravache s'ornait de fils de cuivre, voulait faire de lui un grand capitaine et, pour cela, exigeait qu'il apprît à écrire. Mais son nom, celui du glorieux Thotmès, ne fut pas un présage, comme le père l'avait cru. Car une fois à l'école, le garçon ne se soucia plus du lancer du javelot et des exercices des chars de guerre. Il apprit facilement les signes d'écriture et, tandis que les autres peinaient à la tâche, il dessinait des images sur sa tablette. Il dessinait des chars de guerre et des chevaux cabrés sur leurs jambes de derrière, et aussi des soldats. Il apporta de l'argile à l'école et se mit à modeler selon les récits d'Oneh une image très drôle du Dévoreur qui, de sa gueule grande ouverte, se préparait à engloutir un petit homme chauve dont le dos voûté et le ventre proéminent étaient ceux de notre bon maître. Mais Oneh ne se fâcha pas. Personne ne pouvait se fâcher contre Thotmès. Il avait la large face des gens du peuple et leurs jambes trapues, mais ses yeux avaient toujours une expression de malice contagieuse, et ses mains habiles façonnaient des animaux et des oiseaux qui nous amusaient énormément. J'avais recherché son amitié à cause de ses relations militaires, mais notre intimité subsista en dépit de son peu d'ambition pour la carrière des armes.

Au bout de quelque temps, il se produisit brusquement un miracle. Ce fut si net que je me souviens encore de cet instant comme d'une apparition. C'était par une fraîche journée de printemps, les oisillons gazouillaient et les cigognes réparaient leurs nids sur les toits. Les eaux s'étaient retirées et le sol verdoyait. On ensemençait les jardins et l'on plantait. C'était un jour de folles aventures et nous ne tenions pas en place dans la véranda vermoulue d'Oneh. Je dessinais distraitement des signes ennuyeux, des lettres qu'on grave sur la pierre, et aussi les abréviations correspondantes du style ordinaire. Et soudain une parole oubliée d'Oneh ou un phénomène inexplicable en moi rendit vivants les mots et les caractères. De l'image sort un mot, du mot une syllabe, de la syllabe une lettre. En associant les lettres des images on formait des mots nouveaux, étranges, qui n'avaient rien de commun avec les images. L'arroseur le plus obtus peut comprendre une image, mais seul un homme sachant lire peut déchiffrer deux images conjuguées. Je crois que tous ceux qui ont étudié l'écriture et appris à lire comprendront l'événement dont je parle. Ce fut pour moi une véritable aventure, plus passionnante et plus captivante qu'une grenade dérobée à l'étalage d'un marchand, plus douce qu'une datte sèche, délicieuse comme l'eau pour un assoiffé.

Depuis ce moment, il n'y eut plus besoin de m'encourager. Je me mis à dévorer le savoir d'Oneh comme le sol boit l'eau des inondations du Nil. J'appris rapidement à écrire. Puis j'appris à lire ce que les autres avaient écrit. La troisième année, je pouvais déjà épeler de vieux textes et dicter à mes camarades des légendes didactiques.

A cette époque aussi, je constatai que je n'étais pas pareil aux autres. Mon visage était plus étroit, mon teint plus pâle, mes membres plus fins. Je rappelais plus un enfant noble qu'un fils du peuple parmi lequel j'habitais. Et si j'avais été vêtu différemment, je suis certain qu'on aurait pu me prendre pour un de ces garçons qui passaient en litière ou que des esclaves accompagnaient dans la rue. Cela me valut des ennuis. Le fils du marchand de blé me prenait par le cou et me traitait de fille, si bien que je devais le piquer de mon style. Sa présence m'était déplaisante, car il sentait mauvais. En revanche, je recherchais la compagnie de Thotmès qui, lui, ne me touchait jamais. Un jour il me dit timidement: – Veux-tu me servir de modèle pour un portrait?

Je l'emmenai chez nous et sous le sycomore de la cour il modela dans l'argile une figure qui me ressemblait, et il y grava mon nom. Ma mère Kipa nous apporta des gâteaux, et elle prit peur en voyant le buste et dit que c'était de la sorcellerie. Mais mon père déclara que Thotmès pourrait devenir artiste royal, s'il réussissait à être admis dans l'école du temple. Par plaisanterie je m'inclinai devant Thotmès et mis mes mains à la hauteur des genoux, comme on le fait en saluant les grands. Les yeux de Thotmès brillèrent, mais il soupira et dit que malheureusement son père voulait absolument le mettre à l'école des sous-officiers des chars de guerre. Il savait déjà écrire assez bien pour un futur chef militaire. Mon père s'éloigna et nous entendîmes Kipa bougonner longuement dans la cuisine. Mais Thotmès et moi nous nous régalâmes des biscuits qui étaient bons et gras. J'étais parfaitement heureux alors.

Puis vint le jour où mon père prit son meilleur habit et mit à son cou le large collet brodé par Kipa. Il alla dans le grand temple d'Amon, bien qu'au fond de son cœur il n'aimât point les prêtres. Mais sans l'aide et l'intervention des prêtres rien ne pouvait réussir à Thèbes ni dans toute l'Egypte. Les prêtres rendaient la justice et prononçaient les jugements, si bien qu'un homme effronté pouvait en appeler d'un jugement du roi au tirage au sort du temple pour se disculper. Tout l'enseignement qui ouvrait les carrières importantes était entre les mains de prêtres, c'est eux aussi qui prédisaient les crues et l'importance des récoltes, et ils fixaient ainsi les impôts dans tout le pays. Mais à quoi bon exposer longuement ce que chacun sait?