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Je crois que mon père dut se forcer pour entreprendre cette démarche. Il avait passé toute sa vie à soigner les pauvres et il s'était détourné du temple et de la Maison de la Vie. Maintenant, à l'instar des autres pères pauvres, il allait faire la queue dans la section administrative du temple en attendant qu'un prêtre hautain consentît à le recevoir. Je les revois, tous ces pères pauvres qui, dans leurs meilleurs vêtements, sont assis dans la cour du temple, en rêvant avec ambition d'une vie meilleure pour leurs fils. Bien souvent ils arrivent de très loin, par les barques du fleuve, avec leurs provisions, et ils consacrent leurs maigres ressources à suborner les gardiens et les scribes pour parvenir au prêtre oint d'une huile précieuse. Celui-ci fronce le nez devant leur puanteur, il leur parle brutalement. Et pourtant Amon a sans cesse besoin de nouveaux serviteurs. A mesure que croissent ses richesses et sa puissance, il doit augmenter le nombre de ses serviteurs sachant écrire; mais malgré cela chaque père considère comme une grâce divine de pouvoir placer son fils dans le temple, alors qu'en réalité c'est lui qui y apporte, en la personne de son fils, un don plus précieux que l'or.

Mon père eut de la chance, car il n'avait encore attendu que jusqu'au soir lorsqu'il vit passer son vieux condisciple Ptahor qui était maintenant le trépanateur royal. Mon père osa lui adresser la parole, et Ptahor promit de venir en personne chez nous pour me voir.

Le jour fixé, mon père se procura une oie et du vin de qualité. Kipa cuisinait en bougonnant. Un merveilleux fumet de graisse d'oie sortait de notre maison, attirant une foule de mendiants et d'aveugles. Exaspérée, Kipa finit par leur distribuer des morceaux de pain trempés dans la graisse, et ils s'éloignèrent. Thotmès et moi nous balayâmes la rue devant chez nous, car mon père avait dit à mon ami de rester pour le cas où Ptahor aurait désiré lui parler. Nous n'étions que des gamins, mais quand mon père alluma les vases d'encens pour parfumer la véranda, nous nous sentîmes comme dans un temple. Je surveillais la cruche d'eau parfumée et je protégeais des mouches la belle serviette de lin que Kipa avait réservée pour sa tombe, mais qui devait servir maintenant à essuyer les mains de l'illustre visiteur.

L'attente fut longue. Le soleil se coucha, l'air fraîchit. L'encens se consumait dans la véranda et l'oie grésillait tristement dans la poêle. J'avais faim, et le visage de Kipa, ma mère, s'allongeait et se durcissait. Mon père ne disait rien, mais il n'alluma pas de lampes lorsque la nuit tomba. Nous étions tous assis sur les escabeaux de la véranda, et aucun de nous ne tenait à voir le visage de son voisin. C'est alors que je sus combien de chagrins et de déceptions les riches et les grands peuvent causer aux petits et aux pauvres par leur simple négligence.

Mais enfin apparurent des torches dans la rue, et mon père bondit de son siège et se précipita dans la cuisine pour y prendre une braise et allumer les deux lampes. Je soulevai en tremblant le vase d'eau, et Thotmès respira lourdement à côté de moi.

Ptahor, le trépanateur royal, arriva dans une simple chaise à porteur avec deux esclaves noirs. Devant la litière, un serviteur manifestement ivre brandissait une torche. En geignant et en proférant d'aimables salutations, Ptahor descendit de sa chaise, et mon père le salua en mettant les mains à la hauteur des genoux, Ptahor lui posa la main sur l'épaule, soit pour montrer qu'il jugeait cette politesse exagérée, soit pour y trouver un appui. Il donna un coup de pied au porteur de torche, en l'invitant à cuver son vin sous le sycomore. Les nègres lancèrent la litière dans le buisson d'acacia et s'assirent sans y être invités.

La main sur l'épaule de mon père, Ptahor gravit les degrés de la véranda, je lui versai de l'eau sur les mains en dépit de ses protestations, et je lui tendis la serviette. Mais il me pria de lui essuyer les mains, puisque je les avais mouillées. Ensuite il me remercia amicalement et dit que j'étais un beau garçon. Mon père l'installa dans le fauteuil d'honneur emprunté à l'épicier voisin, et notre hôte jeta des regards amusés autour de lui. Pendant un moment, personne ne parla. Puis il demanda à boire, parce que sa gorge était sèche après la longue course. Mon père s'empressa de lui offrir du vin.

Ptahor le flaira et le huma d'un air méfiant, puis il vida la coupe, avec un plaisir manifeste.

C'était un petit homme aux cheveux coupés court, aux jambes torses, et sa poitrine et son ventre pendaient flasques sous la mince étoffe de son costume. Son col était orné de pierreries, mais il était sale et taché. Il puait le vin, la sueur et les onguents.

Kipa lui offrit des biscuits aux épices, des poissons frits, des fruits et de l'oie rôtie. Il mangea par politesse, bien que manifestement il sortît d'un banquet. Il goûta de chaque plat et fit des compliments qui réjouirent Kipa. Sur sa demande je portai aux nègres des vivres et de la bière, mais ils répondirent à mes politesses par des injures et demandèrent si le vieux pansu allait bientôt partir. Le serviteur ronflait sous le sycomore et je n'eus aucune envie de le réveiller.

La soirée fut très confuse, car mon père se laissa aller à boire plus que de raison, si bien que Kipa alla s'asseoir dans la cuisine, la tête entre les mains, en se balançant tristement. Quand ils eurent vidé le pot, ils burent les vins médicaux de mon père, et pour finir ils se contentèrent de bière ordinaire, car Ptahor affirmait qu'il n'était pas difficile.

Ils évoquèrent leurs années d'études dans la Maison de la Vie, racontèrent des anecdotes sur leurs maîtres et s'embrassèrent en chancelant. Ptahor exposa ses expériences dé trépanateur royal et affirma que c'était le dernier des métiers pour un médecin spécialiste. Mais le travail n'était pas pénible, ce qui était appréciable pour un paresseux comme lui, «n'est-ce pas, vieux Senmout?». Le crâne humain, sans parler des dents, de la gorge et des oreilles qui exigent des spécialistes, était à son avis la chose la plus facile à apprendre, et c'est pourquoi il l'avait choisi.

– Mais, ajouta-t-il, si j'avais été un homme énergique, je serais devenu un bon médecin ordinaire, et j'aurais donné la vie, tandis que maintenant mon sort est de donner la mort, lorsque des parents en ont assez des vieillards et des malades incurables. Je donnerais la vie, comme toi, ami Senmout. Je serais peut-être plus pauvre, mais je vivrais une vie plus respectable et plus sobre.

– N'en croyez rien, enfants, dit mon père. Je suis fier de mon ami Ptahor, trépanateur royal, qui est l'homme le plus éminent dans sa branche. Comment ne pas se rappeler ses merveilleuses trépanations qui sauvèrent la vie de tant de nobles et de vilains et qui suscitèrent un étonnement général? Il expulse les mauvais esprits qui affolent les gens, et il extrait des cerveaux les œufs ronds des maladies. Ses clients reconnaissants l'ont comblé d'or et d'argent, de colliers et de coupes.

– J'en ai reçu des parents reconnaissants, dit Ptahor d'une voix pâteuse. Car si je guéris par hasard un malade sur dix ou sur cinquante, non, disons un sur cent, la mort des autres est d'autant plus certaine. As-tu entendu parler d'un seul pharaon qui ait survécu trois jours à une trépanation? Non, on m'envoie les incurables et les fous pour que je les traite avec mon trépan de silex, et d'autant plus vite qu'ils sont riches et nobles. Ma main libère des souffrances, ma main distribue des héritages, des domaines, du bétail et de l'or, ma main hisse un pharaon sur le trône. C'est pourquoi on me craint, et personne n'ose me contredire, car je connais trop de choses. Mais ce qui augmente le savoir augmente aussi le chagrin, et c'est pourquoi je suis bien malheureux.

Ptahor se mit à pleurer, puis il se moucha dans la serviette funéraire de Kipa.