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Sixième Colonne est un roman de l’urgence, écrit par un auteur de science-fiction débutant. L’œuvre porte les stigmates de l’inexpérience et de la hâte. C’est aussi un document historique, écrit un an avant l’attaque japonaise sur Pearl Harbor. Sous une grande plume encore malhabile, une science-fiction moderne, en prise avec le réel, naît dans le fracas de la guerre.

Sixième Colonne (Sixth Column) paraît début 1941, dans la revue de John Wood Campbell, Astounding Science-Fiction (numéros de janvier, février & mars) sous le pseudonyme d’Anson MacDonald[1]. Moins de deux ans après son premier texte publié, Robert Heinlein est déjà reconnu comme l’un des nouvellistes les plus talentueux d’un genre en émergence. Si son apprentissage du métier d’auteur fut bref, sa carrière faillit pourtant s’arrêter de façon abrupte. Invité d’honneur de la troisième Convention Mondiale de Science-Fiction qui se tient à Denver en juillet 1941, Robert Heinlein surprend son auditoire avec un discours hanté par la politique. Il y suggère ce qui pour lui est une évidence : la guerre est inévitable[2]. Il n’écrira “pas beaucoup plus longtemps”, son devoir patriotique primant toutes ses autres responsabilités. C’est un engagement qu’il professe ; la dignité humaine exige de chacun qu’il fasse son devoir et sa part du travail. Peu d’Américains étaient prêts à entendre ces mauvaises nouvelles mais, dans “une période de changements drastiques et soudains de bon nombre des choses qui nous arrivent, les amateurs de science-fiction sont mieux préparés à faire face au futur que les gens ordinaires, parce qu’ils croient au changement[3].

Plus qu’une fin, Sixième Colonne marque une solution de continuité dans le parcours de Robert Heinlein. C’est la dernière fois qu’il écrit sans la conviction qu’il s’agit là de son métier définitif[4]. C’est aussi la dernière fois que “la main de Campbell est assez évidente dans les travaux précoces du plus grand de tous les auteurs de l’Age d’Or[5]. D’ailleurs, l’argument du texte est très largement repris d’une nouvelle de John Campbell, “All[6].

L’acuité du contexte

Dans Sixième Colonne, Robert Heinlein décrit une Amérique du Nord occupée par un improbable régime autoritaire né de la dévoration de l’URSS par la Chine communiste et s’appuyant sur la tradition impériale japonaise. L’envahisseur “Panasiate” traite les américains comme des esclaves et s’évertue à effacer leur culture, jugée primitive. Une poignée de scientifiques et de militaires isolés fonde, à l’aide d’une technologie toute-puissante, une religion sous les autels de laquelle ils préparent la Libération.

Est-ce, sous couvert d’imaginaire, une dénonciation raciste du “péril jaune” ? Il s’agit plutôt d’acuité. Observateur attentif, officier rompu à l’analyse stratégique, Heinlein a tiré les leçons des événements. Après tout, l’invasion de la Mandchourie ne laissait-elle pas entrevoir dès 1931 les prétentions du Japon à l’hégémonie ? Et l’occupation de la France par les troupes d’Hitler, la nécessité pour les États-Unis de s’impliquer ? La Débâcle française fournissait, en temps réel, l’exemple d’un pays puissant soumis au joug de l’envahisseur. Les camps de prisonniers, les travaux forcés, les otages, les exécutions massives que décrit Heinlein renvoient aux horreurs de la guerre en Europe bien plus qu’à la menace japonaise.

Tel est Sixième Colonne : une transposition pure et simple des événements les plus récents de la Seconde Guerre mondiale dans la trame narrative du “All” de Campbell. La fiction joue sur les peurs fondamentales des Américains, dont certaines semblent avoir pour origine un racisme culturel latent[7]. Les occupants ne sont pas au centre de ce texte : celui-ci traite, en fait, des vicissitudes d’un réseau de résistance. Après la guerre, Heinlein reprendra ce thème, épuré – “en fait, il s’agit de n’importe quelle nation conquise à n’importe quel siècle” – dans une nouvelle plus sévère et mieux maîtrisée, “Free Men[8].

La description des Panasiates est archétypale, jouant sur le simplisme propre à la xénophobie. Leur psychologie se réduit à la peur de l’échec. Ils ne semblent connaître qu’une issue à la honte : le suicide d’honneur. C’est ce qui permet à la Résistance de se déployer rapidement en dépit des imprudences répétées de ses “prêtres”, les officiers chargés d’administrer les nouvelles provinces de l’Empire Panasiate préférant se donner la mort plutôt que d’avouer à leurs supérieurs qu’ils ont perdu des prisonniers ou n’ont pu mettre en œuvre une perquisition. Même les envahisseurs de Campbell sont moins caricaturaux : l’Empire global de “All” est résolument respectueux des libertés privées (i.e. sans incidence politique), la liberté de culte n’étant qu’une de celles-là. Venant d’un auteur comme Heinlein, qui a déjà démontré sa capacité à éviter les clichés psychologiques dans ses premières nouvelles, on peut supposer ici une volonté délibérée de dépeindre la tendance à la schématisation des comportements en période de crise. Sans doute Heinlein fait-il aussi la satire de la psychologie sinon américaine, du moins de l’élite blanche anglo-saxonne et protestante (WASP). Il est significatif, chez un écrivain qui sera l’un des tout premiers à mettre en scène des protagonistes de couleur, qu’aucun Noir n’apparaisse dans le roman, où “Blanc” et “Américain” sont pratiquement synonymes.

Un intérêt majeur du texte – à condition de ne pas le lire au premier degré – réside dans sa remise en perspective historique. Dans Sixième Colonne, c’est la géopolitique qui entre en scène. On identifie sans peine les tensions du moment. Il ne faut pas commettre d’anachronisme : loin d’une réaction épidermique à Pearl Harbor ou d’un réflexe patriotique mêlé de racisme, il s’agit d’un avertissement dicté par l’analyse lucide de l’actualité.

Arme absolue et savants fous

L’histoire et la politique ne sont pas les seules cibles de Heinlein. On peut trouver dans le roman les premiers éléments d’une satire de la religion qui aboutira en 1961 dans En Terre étrangère, l’un des chefs-d’œuvre de la science-fiction. Sixième Colonne revêt en outre une dimension scientifique et technologique. C’est même l’une des toutes premières réflexions littéraires sur les conséquences morales et politiques de l’existence d’armes de destruction massive.

En 1934, Campbell avait fait de “All” une ode à une technologie nucléaire encore fantasmatique. L’atome pouvait tout : soigner le cancer, reposer et rassasier les démunis. Tuer aussi, bien sûr, mais de façon presque anecdotique : l’ennemi y est vaincu, psychologiquement et économiquement, lorsque ses monuments sont transmutés en or fin, métal mou leur donnant l’apparence de “mottes de beurre fondant au soleil”.

Pour Heinlein, tout a déjà changé. Entre-temps, il y a eu la découverte de la radio-activité artificielle (Frédéric & Irène Joliot-Curie, 1934) et, surtout, de la désintégration en chaîne de l’uranium (Otto Hahn & Lise Meitner, 1938). Peu de gens, même dans la communauté scientifique, en ont compris la portée. Heinlein, si. En témoigne, s’il était besoin, la brutalité des titres des deux nouvelles qu’il y consacre : “Il arrive que ça saute” (“Blowups Happen”, 1940) et, surtout, “Solution Unsatisfactory” (littéralement, “solution non satisfaisante”, 1941). L’arme absolue, fantasme campbellien et cliché de la science-fiction, est devenue possible. Qui pourra maîtriser cette puissance terrible ? Qui décidera de son emploi ? Après Hiroshima, le thème deviendra obsessionnel chez Robert Heinlein, qui multipliera les articles alarmistes.

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1

Le roman retrouvera la signature de Robert Heinlein lors de sa reprise en volume en 1949. Des éditions ultérieures paraîtront sous le titre alternatif de The Day After Tomorrow.

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2

L’un des personnages de Solution Unsatisfactory (mai 1941, non traduit) expliquait déjà que si les États-Unis “n’étaient pas en guerre, légalement, nous avions été dans la guerre jusqu’au cou, avec tout notre poids du côté de la démocratie, depuis 1940”, in Expanded Universe, Baen Books, New York, 1980, pp. 77–115.

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3

Robert A. Heinlein, “The Discovery of the Future”, in recueil Requiem, Y. Kondo éd.,Tor, New York, 1992. Heinlein y emprunte à Alfred Korzibsky l’idée d’une littérature-lien entre passé et futur (time-binding).

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4

Officier de marine réformé en 1934 pour tuberculose, Robert Heinlein s’est ensuite essayé à un grand nombre d’activités. Il a été successivement étudiant en sciences, propriétaire d’une mine d’argent, rédacteur en chef, marchand de biens, politicien. Ce n’est qu’après la guerre, avec la publication des Vertes Collines de la Terre (1947) dans le Saturday Evening Post, qui paye décemment ses auteurs, que Robert Heinlein épousera sans retour la carrière d’écrivain de science-fiction.

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5

Isaac Asimov, “Big, Big Big”, introduction au recueil de nouvelles de John W. Campbell, The Space Beyond, Pyramid Books, New York, 1976.

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6

Don A. Stuart (pseudonyme de J.W. Campbell) “All”, Astounding Science-Fiction, nov. 1934 ; repris dans The Space Beyond.

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7

Dès 1924, en dehors de toute agression militaire, le Congrès des États-Unis avait interdit l’immigration des Japonais et la naturalisation de ceux déjà présents sur le sol américain. Heinlein présente le seul personnage américain d’origine asiatique du roman, Franklin Roosevelt Matsui comme “aussi Américain que Will Rogers” (le John Wayne du cinéma muet). Comme le relève le critique H. Bruce Franklin (Robert A. Heinlein : America as Science Fiction, Oxford Univ. Press, 1980), il y a même quelque ironie à ce que celui-ci soit nommé en hommage au Président qui, en février 1942, signera “l’infâme ordre exécutif 9066, entraînant l’arrestation et le placement en camp de concentration de 117 000 Américains d’origine japonaise, ainsi que la confiscation de leurs terres et de leurs biens”.

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8

Robert A. Heinlein, “Free Men”, in Expanded Universe, pp. 168-191 (non traduit). La nouvelle, écrite en 1946, est restée inédite jusqu’en 1966.