Dans Sixième Colonne, l’inventeur de l’arme ne survit pas à sa propre découverte : le “savant fou”, génial et irresponsable, est mort avant le début du livre, emportant avec lui presque toute son équipe – heureux encore que le phénomène déclenché par imprudence n’ait pas été de portée globale ! – et son “héritier” scientifique finira par en faire un usage dément. Mieux : l’officier en charge de la décision ultime, qui choisira de s’en servir avec un discernement pour le moins discutable, est un publicitaire. On se demanderait presque si la dangereuse “Sixième Colonne” du titre n’est pas, en fait, constituée de ces savants œuvrant sans contrôle dans des laboratoires secrets, thème cher à une certaine science-fiction paranoïaque des années 50.
Lorsqu’il s’attaque à Sixième Colonne, Robert Heinlein est déjà un nouvelliste confirmé. “Ligne de vie” (“Life-Line”), son premier texte, est paru dans Astounding en août 1939. D’emblée, il fait montre d’un ton et d’un sens de la dynamique narrative qui marqueront durablement le genre et obligeront les auteurs à réinventer une forme d’écriture spécifique. “Si ça arrivait…” (If This Goes On-), novella de janvier 1940, fait partie de son Histoire du Futur. Heinlein y explore des thèmes qui ne sont pas étrangers à Sixième Colonne : l’autocratie fondée sur l’armée et la religion. Avec la nouvelle “Requiem”, publiée le même mois, il donne vie à Delos D. Harriman, l’homme-orchestre de la conquête spatiale, démontrant sa parfaite maîtrise de la psychologie d’un personnage. La forme courte n’a, d’ores et déjà, plus de secrets pour lui. Pourquoi, dès lors, trouve-t-on dans ce roman des défauts narratifs qui ne semblent pas, loin s’en faut, affecter les nouvelles antérieures ?
Roman et nouvelles ne sont pas soumis aux mêmes exigences narratives. Ce qui est en cause, c’est surtout l’inexpérience de la forme longue. Avant la publication de Sixième Colonne, Robert Heinlein s’était essayé au roman en 1937 avec For Us the Living : A Comedy of Customs. Ce texte très immature était l’une des toutes premières excursions dans le domaine de la fiction d’un auteur qui n’avait écrit, jusque là, que des articles politiques. Il avait pris part, aux côtés de son épouse Leslyn, à la campagne d’Upton Sinclair, chef de file du mouvement E.P.I.C.[9] ancré très à gauche, pour le poste de gouverneur de Californie. For Us the Living est un catalogue d’idées politiques directement inspiré du programme de Sinclair, doublé d’un hommage à l’écrivain James Branch Cabell et à la philosophe libertarienne Ayn Rand[10].
Sur le plan littéraire, For Us the Living est un échec. Robert Heinlein s’est toujours formellement opposé à sa publication. Il est regrettable qu’un éditeur en ait pris la responsabilité[11] à titre posthume. Cela nous permet néanmoins de mesurer le chemin parcouru jusqu’à Sixième Colonne, dont les défauts narratifs, hérités de la science-fiction des années 30, sont moins nombreux, quoique réels et même assez grossiers.
La construction linéaire, en tant que telle, n’est pas en cause. On la retrouvera dans la plupart des efficaces romans “jeunesse” écrits par Heinlein dans les années 50. Ce choix peut, de surcroît, se légitimer dans le cadre d’un roman censé illustrer le “long temps” qui s’écoule entre la mise en place d’un réseau de résistance et le renversement de la puissance occupante. Les personnages, en revanche, sont pour la plupart des stéréotypes : le chef-face-à-ses-responsabilités, le savant-imbu-de-sa-personne, le soldat-taciturne-mais-incorruptible, l’intrus-utile-mais-sacrifiable, etc. Leur analyse de la situation militaire et politique est manichéenne. Convaincus de l’absolue justesse de leur combat, ils ne voient dans les actes de l’occupant qu’avidité, mépris et barbarie. De leur point de vue, les Panasiates sont tous identiques, serviteurs interchangeables d’un Empereur prêt à n’importe quelle exaction. Il y a une exception à cette maladresse inattendue dans le traitement des personnages : Thomas, le jeune engagé qui deviendra l’un des piliers de la Résistance.
Seul un personnage très secondaire, Finny, vieil anarchiste perdu au milieu des itinérants[12], perçoit la relativité historique de la situation : “ne commets pas l’erreur de penser que les Panasiates sont mauvais, car c’est faux ; mais ils sont bel et bien différents de nous (…) De mon point de vue, ce sont tout simplement des êtres humains qui ont été dupés par la vieille foutaise de l’État considéré comme puissance ultime”. Comme en écho, le grand voyageur qu’est Robert Heinlein réaffirmera, en 1961, au plus fort de la Guerre Froide : “Le communisme est une religion, une religion extrêmement morale et profondément captivante. La première chose à savoir afin de les comprendre – et du coup de deviner dans quelle direction le vent tournera – est que les communistes ne sont pas mauvais ! Permettez-moi de le répéter, comme une pub : les communistes ne sont pas mauvais ! (…) Des principaux peuples de cette planète, les Russes et les Chinois sont ceux qui nous ressemblent le plus, ceux que j’aime le plus – et c’est une profonde tristesse pour moi que ces peuples doux et au grand cœur soient désignés par la logique de l’histoire pour être nos antagonistes[13].”
Le reproche le plus important que l’on puisse faire à Sixième Colonne est lié à un élément narratif hérité de “All”, l’existence d’une “arme suprême” aux applications illimitées. Ce qui affaiblit l’intrigue, c’est le recours systématique au fabuleux “rayon Ledbetter”. Tour à tour rayon de la mort pour les Panasiates seuls, bouclier impénétrable aux radars autant qu’aux projectiles et instrument d’hypnose, l’arme que possèdent les résistants leur permet de résoudre toutes les difficultés qui se présentent. Sauver des prêtres emprisonnés, défier le Prince jusque dans son lit sont des jeux d’enfant. Jamais Robert Heinlein ne permet au lecteur de soupçonner à quel point cet outil est polyvalent ; la tentative de rationalisation par un jargon pseudo-scientifique (“la forme triphasée de champ électro-gravito-magnétique”, etc.) est pathétique[14]. C’est le “deus ex machina” par excellence.
Bien que l’auteur affirme par la voix de ses personnages que la seule supériorité technologique ne permet pas de gagner la guerre, cette arme infaillible et sélective s’avère la clef de la reconquête. Ainsi, la mise en place de l’intrigue, qui laissait présager un complot aux ramifications multiples, se résout en un massacre aussi massif que complaisant. Tout était gagné d’avance, malgré les efforts de l’auteur pour nous donner l’impression du contraire.
9
10
Respectivement auteurs de
12
Dans l’Amérique de la Dépression, les hobos sont de semi-vagabonds, souvent assez éduqués mais refusant toute attache et sillonnant le pays dans des wagons de marchandises en vivant de leur travail journalier.
13
Robert A. Heinlein, “
14
“Je ne croyais pas vraiment aux raisonnements pseudo-scientifiques des trois spectres de Campbell – j’ai donc travaillé particulièrement dur pour le faire sonner réaliste”, in