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Elle poussa un soupir si profond que ses narines en frémirent. « Il doit y avoir un rapport avec la roue, je suppose. Toutes les heures s’accomplit un cycle. On ne peut pas vraiment le sentir mais on remarque son absence : on perd contact avec le centre des choses. L’horloge de votre âme se bloque. Tout se délite, tout s’éloigne. »

Au bout d’une minute entière de silence, Chris’fer s’éclaircit la gorge.

« J’ignorais absolument tout cela. »

Elle soupira derechef.

« Je suis étonné que vous soyez venue ici prendre cette fonction, connaissant vos sentiments. Et… je suis aussi étonné de votre apparent ressentiment vis-à-vis de Gaïa. Je pensais que les Titanides la considéraient… eh bien, comme un dieu. »

Elle le regarda droit dans les yeux et lui dit d’une voix égale :

« C’est le cas, Herr Mineur. Je suis venue ici parce qu’elle est un dieu, et qu’elle m’a dit de venir. Si vous la rencontrez, il serait bon que vous vous en souveniez. Faites ce qu’elle vous dit de faire. Quant au ressentiment, bien sûr que j’en éprouve. Gaïa n’exige pas qu’on l’aime. Simplement qu’on lui obéisse, et elle y parvient fichtrement bien. Il arrive des choses très désagréables à ceux qui ne l’écoutent pas. Et je ne parle pas d’aller en enfer : je parle d’un démon qui vous dévore vivant. Je n’aime pas Gaïa mais j’ai pour elle le plus extrême respect.

« Et j’ajouterai que vous auriez intérêt à vous tenir à carreau. Vous avez une nette tendance au fatalisme. Vous êtes venu ici sans préparation en ignorant même ce que vous auriez pu savoir en lisant simplement l’article de la Britannica. Ça ne marchera pas sur Gaïa. »

Chris’fer saisit lentement ce qu’elle était en train de lui dire mais sans pouvoir encore se résoudre à y croire.

« Eh oui, vous partez. Peut-être est-ce encore une fois à cause de votre veine. Je ne suis pas censée le savoir. J’ai reçu des directives de Gaïa : elle a envie de quelques dingues. Vous êtes le premier de la semaine à remplir les conditions. J’en arrive à être contente de vous expédier. Je me préparais à l’épreuve de refouler un grand serviteur de l’humanité au profit de quelque criminel larmoyant : en comparaison, vous êtes parfait. Venez avec moi. »

Dans le premier bureau se trouvaient désormais une Titanide titubante, mais ressuscitée, et trois humains. Parmi ceux-ci, une jeune femme aux yeux rougis s’avança vers l’Ambassadrice. Elle essaya de lui parler. Il était question d’un enfant. Dulcimer (Trio hypomixolydien) Cantate trottina prestement devant elle et s’engouffra dans le couloir. Chris’fer vit la femme se réfugier dans les bras d’un homme au visage dur. Il détourna vivement les yeux. Il ne pouvait pas lire d’accusation dans le regard de la femme : elle n’avait aucun moyen de savoir qu’il avait été élu.

Il rattrapa la Titanide dans le tunnel ; il devait marcher au petit trot pour rester à sa hauteur. Ils contournèrent le fort par le nord, du côté de la Baie.

« Débarrassez-vous de cette apostrophe, lui dit-elle.

— Hein ?

— Dans votre nom. Remplacez-le par Chris. Je déteste les apostrophes.

— Je…

— Ne m’obligez pas à dire que je n’aimerais pas envoyer à Gaïa un individu au nom aussi stupide que Chris’fer.

— Bon d’accord, je n’en ferai rien. Je veux dire, je vais le faire. Changer mon prénom. »

Elle déverrouilla un portillon dans la barrière grillagée qui éloignait le public du port. Elle l’ouvrit ; il la franchit.

« Et transformez votre nom de famille en Majeur. Ça vous débarrassera peut-être de votre fatalisme.

— Entendu.

— Faites-le faire légalement et envoyez-moi les papiers. »

Ils atteignirent le pied de l’une des vastes piles de béton.

Une échelle métallique y avait été ancrée depuis peu. Elle se fondait dans le lointain mais semblait monter jusqu’à la hauteur du tablier sans cage de protection.

« Votre passeport est au sommet de la tour sud. C’est un petit drapeau gaïen, identique à celui qui est à l’extérieur de l’Ambassade. Montez à l’échelle, grimpez par le câble, allez le chercher et revenez. Je vous attends ici. »

Chris’fer regarda l’échelle, puis le sol. Il essuya ses mains moites à son pantalon.

« Puis-je vous demander pourquoi ? Je veux dire, je vais le faire s’il le faut mais, qu’est-ce que ça signifie ? On dirait un jeu.

— C’est un jeu, Chris. Le hasard. Ça ne veut rien dire. Si vous êtes incapable de grimper sur cette misérable échelle, alors vous ne méritez pas d’aller à Gaïa. Allez, en route mon garçon. » Elle souriait et il songea que malgré la sympathie qu’elle professait pour les humains, cela l’amuserait peut-être de le voir tomber. Il posa le pied sur le premier échelon, se hissa et sentit sa main sur son épaule.

« Un fois à Gaïa, lui dit-elle, ne vous faites pas d’illusions : désormais, vous êtes aux mains d’une puissance aussi vaste que capricieuse. »

3. Le Prodige

Le Covent fut créé à la fin du XXe siècle mais à l’époque sous un nom différent. C’était alors une institution plus politique que religieuse. La plupart des comptes rendus évoquant les premiers jours du groupe soulignent que ses membres originels agissaient en général avec un certain manque de sérieux. Peu d’entre eux croyaient en la Grande Mère ou en la magie. Au tout début, la sorcellerie avait au plus tenu lieu de ciment social pour maintenir la cohésion de la communauté.

Mais avec le temps et l’ennui croissant des dilettantes, et à mesure que s’effaçaient les mous et les modérés, le noyau subsistant se mit à prendre le rituel vraiment au sérieux. On entendit courir la rumeur de sacrifices humains. On disait que sur la colline les femmes noyaient les garçons nouveau-nés. L’intérêt qu’en conséquence on lui porta ne fit que resserrer les liens de la communauté face à l’hostilité du monde extérieur. Elle déménagea plusieurs fois pour finir par se fixer dans un coin perdu de l’Australie. C’est là sans doute qu’elle se serait éteinte puisque tous ses membres avaient fait vœu de ne pas se reproduire aussi longtemps que la parthénogenèse ne serait pas devenue une réalité. Mais le Prodige arriva et bouleversa tout cela.

Le Prodige était un astéroïde qui, par un beau matin de mai, se mua en un trait de feu barrant l’horizon méridional. Il était composé de millions de tonnes de nickel, de fer et de glace et traversé d’impuretés qui le parcouraient comme les veines colorées d’un calot. La glace fut volatilisée mais le nickel, le fer et les impuretés s’écrasèrent dans le désert qui bordait le domaine du Covent. L’une des impuretés était de l’or. L’uranium en était une autre.

Ce fut une chance que le Prodige chût près de la limite du domaine car, même à cette distance, l’explosion tua soixante pour cent des fidèles. La nouvelle de la composition de l’astéroïde se répandit rapidement. Du jour au lendemain, le Covent passa du stade de cu-culte paumé parmi tant d’autres à celui de religion digne de trôner aux côtés des catholiques, des mormons et des scientistes.

Cela valut également pour le groupe une attention indésirable. L’arrière-pays australien peut sembler un endroit improbable pour commencer la quête d’un ermitage isolé de la société mais le fait est que le désert se révéla bien trop accessible. Le Covent désirait trouver un nouveau sens au mot isolé.