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— Celui-là, vous ne le trouverez pas là-dedans, dit lentement Rincevent. C’est… c’est un chapeau-garou.

— Évidemment, c’est peut-être un Zombie, poursuivit Nijel qui faisait courir son doigt le long d’une page. On dit ici qu’il faut du poivre noir et du sel marin, mais…

— On est censés se battre contre eux, pas les manger, remarqua Conina.

— Je peux me servir de cet esprit, dit le chapeau. Maintenant, je peux me défendre. Je vais ranimer la magie. Il n’y a place que pour une seule magie dans ce monde, et c’est moi qui l’incarne. Sourcellerie, prends garde !

— Oh, non, fit Rincevent tout bas.

— La magie a beaucoup appris au cours des vingt derniers siècles. On peut venir à bout de cette arriviste de sourcellerie. Vous allez me suivre, vous trois. »

Ce n’était pas une requête. Même pas un ordre. Plutôt une prévision. La voix du chapeau parvenait directement au cerveau postérieur sans prendre la peine de passer par la conscience, et les jambes de Rincevent se mirent en branle de leur propre chef.

Les deux autres eurent à leur tour une secousse et s’avancèrent de cette démarche saccadée de marionnette qui donnait à penser qu’eux aussi obéissaient à des fils invisibles.

« Pourquoi « oh, non » ? demanda Conina. Enfin, les mots « oh, non », je les comprends, mais est-ce que vous aviez une raison précise pour dire ça ?

— À la première occasion, on se carapate, fit Rincevent.

— Vous avez une idée où aller ?

— Ça n’a sans doute pas d’importance. On est fichus de toutes façons.

— Pourquoi ? fit Nijel.

— Ben, répondit Rincevent, vous avez déjà entendu parler des Guerres Thaumaturgiques ? »

* * *

Des tas de choses sur le Disque devaient leur origine aux Guerres Thaumaturgiques. Le poirier savant était de celles-là.

L’arbre original était probablement tout à fait normal et passait ses jours à boire l’eau de la terre et à manger la lumière du soleil dans un état d’ignorance béate, puis les guerres magiques avaient éclaté tout autour et doté d’un coup ses gènes d’une perspicacité aiguë.

Elles l’affligèrent aussi d’un mauvais caractère comme qui dirait bien enraciné. Mais le poirier savant s’en tirait à bon compte.

Autrefois, quand la magie ambiante du Disque était jeune, forte et qu’elle sautait sur le monde à la première occasion, les mages étaient aussi puissants que les sourceliers et bâtissaient leurs tours sur la moindre colline. Mais s’il est une chose qu’un mage ne peut supporter, c’est un autre mage. D’instinct, son sens de la diplomatie lui fait jeter un sort au collègue jusqu’à ce qu’il s’embrase, avant de l’expédier d’une malédiction dans les ténèbres.

Ce qui ne pouvait avoir qu’une conséquence. En un mot… D’accord, en deux. Bon, en trois :

Guerre. Thaumaturgique. Totale.

Et il n’était bien sûr pas question d’alliances, de camps, de négociations, de trêve, de pitié. Les cieux se tire-bouchonnaient, les mers bouillonnaient. Les sifflements et hurlements des boules de feu changeaient la nuit en jour, ce qui tombait bien parce que les nuages de fumée noire qui s’ensuivaient changeaient le jour en nuit. Le paysage se soulevait et retombait comme une couette de lune de miel. Le tissu même de l’espace se retrouvait avec des nœuds multidimensionnels et encaissait des coups de battoir sur une pierre plate au bord de la rivière du Temps. Par exemple, un sortilège populaire à l’époque, du nom de Compresseur Temporel de Pélépel, produisit en une occasion une race de reptiles géants qui naquit, évolua, se répandit, prospéra et disparut en l’espace de cinq minutes, ne laissant que des os dans le sous-sol pour mieux fourvoyer les générations futures. Les arbres nageaient, les poissons marchaient, les montagnes descendaient l’air de rien dans les magasins pour s’acheter un paquet de cigarettes, et la mutabilité des espèces était telle que les gens prudents avaient pour premier réflexe quand ils se réveillaient le matin de se compter les bras et les jambes.

Là résidait en vérité le problème. Tous les mages étaient à peu près de force égale et s’enfermaient quoi qu’il arrive dans de hautes tours bien protégées par des sortilèges, aussi la plupart des armes magiques rebondissaient-elles pour retomber sur le menu peuple, lequel s’échinait à tirer une subsistance décente d’une terre désormais provisoire et menait une vie ordinaire et respectable, quoique brève.

Mais les combats continuaient de faire rage, ils martyrisaient la structure ordonnée de l’univers lui-même, sapaient les murs de la réalité et menaçaient de faire basculer tout l’édifice branlant du temps et de l’espace dans les ténèbres des Dimensions de la Basse-Fosse…

Une légende disait que les dieux étaient intervenus, mais les dieux se mêlent rarement des affaires humaines à moins que ça les amuse. Une autre – c’était d’ailleurs celle que les mages eux-mêmes entretenaient et qu’ils avaient consignée dans leurs livres – une autre, donc, disait que les mages s’étaient réunis et avaient amicalement oublié leurs différends pour le bien de l’humanité. Version la plus communément admise, quoique intrinsèquement aussi plausible qu’un gilet de sauvetage en plomb.

La vérité ne se couche pas aisément sur le papier. Dans la baignoire de l’histoire elle est plus difficile à tenir que le savon, et bien plus difficile encore à trouver…

* * *

« Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Conina.

— Sans importance, répondit un Rincevent lugubre. Tout va recommencer. Je le sens. J’ai un instinct pour ça. Il y a trop de magie à circuler dans le monde. Il va y avoir une guerre horrible. Elle arrive. Le Disque est trop vieux pour s’en remettre, cette fois-ci. Il est trop usé, jusqu’à la corde. La fatalité, les ténèbres et la destruction s’abattent sur nous. L’Apocralypse est proche.

— La Mort est partout, ajouta obligeamment Nijel.

— Quoi ? fit sèchement Rincevent, en colère d’avoir été interrompu.

— J’ai dit : la Mort est partout, répéta Nijel.

— Tant qu’il est ailleurs, je m’en fiche, dit Rincevent. Ailleurs, il n’y a que des étrangers. C’est par ici que je ne suis pas pressé de le voir.

— Ce n’est qu’une métaphore, dit Conina.

— C’est ce que vous croyez. Je l’ai déjà vu.

— À quoi il ressemblait ? voulut savoir Nijel.

— Disons que…

— Oui ?

— … il n’avait pas besoin de coiffeur. »

Le soleil était à présent une lampe à souder accrochée au ciel, et la seule différence entre le sable et des braises fines, c’était la couleur.

Le Bagage cheminait en zigzags à travers les dunes brûlantes. Quelques traces de bave jaune lui séchaient rapidement sur le couvercle.

Le petit rectangle solitaire était observé, depuis un pic rocheux de la forme et de la température d’une brique réfractaire, par une chimère[19]. La chimère appartient à une espèce extrêmement rare, et celle-ci n’allait rien faire pour arranger la situation.

Elle choisit l’instant avec soin, donna une poussée de ses serres, déploya ses ailes parcheminées et fondit vers sa victime.

La technique de la chimère consiste à plonger en piqué sur sa proie, la griller légèrement de son souffle ardent, puis virer pour revenir déchiqueter son dîner à belles dents. Le programme cuisson se déroula sans anicroche, mais au moment où la créature s’attendait, par expérience, à tomber sur une victime à demi morte et terrifiée, elle se retrouva par terre sur la trajectoire d’un Bagage roussi et furieux.

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19

Pour une description de la chimère, reportons-nous au célèbre bestiaire de Balaibrume, Anima Unnaturale : « Elle a d’une sirayne les troys pâtes, d’une tortuye le pelasge, d’un oisel les dents et d’un serpent les aysles. Bien enstendu, je ne pos-sayde aucune preusve de ce que j’avance car la bêste a le souffle d’une chaudiayre et le tempayrament d’un ballon en bosdruche dans un housragan. »