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* * *

« Tu as encore de la place pour un petit dernier, vieux », fit la Guerre.

La Pestilence oscilla, prêt à tomber. « Je suis sûr qu’on devrait se mettre en route, marmonna-t-il sans grande conviction.

— Oh, allez.

— Un petit, alors. Après, faut vraiment qu’on y aille. »

La Guerre lui donna une claque dans le dos et jeta un regard furieux à la Famine.

« Et quinze autres paquets de cacahuètes ne seraient pas de trop », ajouta-t-il.

* * *

« Oook, conclut le bibliothécaire.

— Oh, fit Rincevent. Le problème, c’est le bourdon, alors.

— Oook.

— Personne n’a essayé de le lui enlever ?

— Oook.

— Il leur est arrivé quoi, alors ?

— Eeek. »

Rincevent gémit.

Le bibliothécaire avait éteint sa bougie parce que la présence d’une flamme nue perturbait les livres, mais maintenant que Rincevent s’était habitué à l’obscurité, il s’apercevait qu’il ne faisait pas sombre du tout. La lueur octarine pastel qu’émettaient les ouvrages emplissait l’intérieur de la tour, non pas exactement d’une lumière, mais d’une opacité dans laquelle on voyait. De temps en temps le froissement de pages raides tombait tranquillement des ténèbres au-dessus.

« Donc, notre magie n’a aucune chance de le vaincre, c’est ça ? »

Le bibliothécaire approuva d’un « oook » désolé et continua de tourner doucement sur son derrière.

« Ça ne sert pas à grand-chose, alors. Tu as peut-être remarqué que je ne suis pas précisément doué dans le domaine de la magie ? Je veux dire, au premier duel, ça donnera : « Salut, je suis Rincevent », aussitôt suivi d’un « boum ».

— Oook.

— Ce que tu veux dire, en fin de compte, c’est que je dois me débrouiller tout seul.

— Oook.

— Merci. »

À leur faible lueur, Rincevent regarda les livres empilés le long des parois intérieures de l’antique édifice.

Il soupira, se dirigea d’un pas vif vers la porte, mais ralentit nettement en arrivant auprès.

« Bon, j’y vais, alors, dit-il.

— Oook.

— Pour affronter on ne sait quels dangers terribles. Sacrifier ma vie pour le bien de l’humanité…

— Eeek.

— D’accord, des bipèdes…

— Ouah.

— … et des quadrupèdes, d’accord. » Battu, il jeta un coup d’œil au pot à confitures du Patricien. « Et des lézards, ajouta-t-il. Je peux y aller, maintenant ? »

* * *

Un gros vent soufflait d’un ciel clair tandis que Rincevent cheminait péniblement vers la tour de la sourcellerie. Les hautes portes blanches de la bâtisse étaient si étroitement fermées qu’on avait du mal à distinguer leurs contours à la surface laiteuse de la pierre.

Il tambourina un moment sur le battant, sans grand résultat. On aurait dit que les portes absorbaient le son.

« Ah, bravo », marmonna-t-il tout seul avant de se rappeler le tapis. Il gisait là où il l’avait laissé, autre preuve qu’Ankh-Morpork avait changé. Au temps des voleurs avant le sourcelier, rien ne restait longtemps là où on le laissait. Rien d’imprimable, en tout cas.

Il le déroula sur les pavés, et les dragons dorés se tortillèrent sur le fond bleu, ou alors c’étaient les dragons bleus qui volaient dans un ciel doré.

Il s’assit.

Il se releva.

Il s’assit à nouveau, remonta sa robe d’une saccade et, non sans effort, retira une de ses chaussettes. Ensuite il remit son soulier et parcourut un moment les environs jusqu’à ce qu’il trouve, parmi les décombres, une demi-brique. Il introduisit la demi-brique dans la chaussette, puis effectua quelques moulinets d’un air songeur.

Rincevent avait grandi à Ankh-Morpork. L’avantage dont tout Morporkien aime bénéficier dans une bagarre, c’est une cote d’environ vingt contre un, mais à défaut on estime qu’une chaussette lestée d’une demi-brique vaut mieux que toutes les épées magiques possibles et imaginables.

Il s’assit une fois encore.

« Monte », ordonna-t-il.

Le tapis ne broncha pas. Rincevent examina le motif, puis souleva un coin et s’efforça de voir si c’était mieux en dessous.

« D’accord, concéda-t-il, descends. Doucement, tout doucement. Descends. »

* * *

« Mouton, bredouilla la Guerre. C’était un mouton. » Sa tête casquée cogna le bar avec un bruit de métal. Il la redressa. « Mouton.

— Nonnonnon, fit la Famine qui leva un doigt maigre incertain. C’était un autre animal demoss… dommist… familier. Comme un cochon. Une génisse. Un chaton ? Comme ça. Pas un mouton.

— Des abeilles, dit la Pestilence avant de glisser doucement de son siège.

— Ok-kay, dit la Guerre qui l’ignora, d’accord. On recommence, alors. Depuis le début. » Il tapa un coup sec sur le verre pour donner la note.

« Nous sommes de pauvres petits… animaux domestiques non identifiés… perdus dans la nature… chevrota-t-il.

— Baabaabaa », marmonna la Pestilence, allongé par terre.

La Guerre secoua la tête. « Ça n’est pas pareil, vous savez, dit-il. Pas sans lui. Il faisait une belle partie de basse.

— Baabaabaa, répéta la Pestilence.

— Oh, la ferme », lança la Guerre qui tendit une main hésitante vers une bouteille.

* * *

Le vent battait le sommet de la tour, des bourrasques chaudes, désagréables, aux murmures étranges, qui râpaient la peau comme du papier de verre petit grain.

Au milieu se tenait Thune, le bourdon au-dessus de sa tête. Dans la poussière qui emplissait l’atmosphère, les mages virent les lignes de force magique qui s’en échappaient.

Elles s’élevèrent et se cintrèrent pour délimiter une immense bulle qui se dilata jusqu’à devenir plus grande que la ville. Et des silhouettes y apparurent. Elles bougeaient, indistinctes, tremblotaient horriblement comme des images dans un miroir déformant, pas plus consistantes que des ronds de fumée ou des dessins dans les nuages, mais elles étaient terriblement familières.

On y reconnut, un bref instant, le museau et les crocs d’Offler. On y vit clairement, l’espace d’une seconde dans la tempête tourbillonnante, Io l’Aveugle, chef des dieux, ses yeux en orbite autour de lui.

Thune murmura silencieusement et la bulle commença de se contracter. Elle se renfla et gigota tandis que les choses à l’intérieur se démenaient pour sortir, mais rien ne pouvait arrêter la contraction.

À présent elle était plus vaste que les terrains de l’Université.

À présent elle était plus haute que la tour.

À présent elle était deux fois plus grande qu’un homme, couleur gris fumée.

À présent elle était une perle irisée, de la taille… eh bien, de la taille d’une grosse perle.

Le vent ne soufflait plus, un calme lourd et silencieux lui succédait. L’atmosphère même gémissait sous la tension. La plupart des mages gisaient à plat ventre par terre, plaqués là par les puissances déchaînées qui épaississaient l’air et étouffaient les sons comme dans un univers de plumes, mais chacun entendait battre son cœur assez fort pour pulvériser la tour.

« Regardez-moi », ordonna Thune.

Ils levèrent les yeux. Impossible de désobéir.

Il tenait l’objet chatoyant dans une main. L’autre serrait le bourdon dont les extrémités laissaient échapper de la fumée.

« Les dieux, dit-il. Prisonniers d’une pensée. Peut-être qu’ils n’ont jamais été qu’un rêve, rien de plus. » Sa voix se fit plus mûre, plus profonde. « Mages de l’Université Invisible, dit la voix, ne vous ai-je pas donné la domination absolue ? »