Les fermiers israéliens observaient toutefois des protocoles sanitaires très stricts, aussi ne s’attendait-on pas à une épidémie. Pire, le premier cas – la première bête infectée – avait été identifié comme provenant d’une cargaison clandestine d’ovules fertilisés expédiée des États-Unis.
On avait retrouvé l’expéditeur, une œuvre de charité afflictionniste appelée Un Mot pour le Monde ayant son quartier général dans un parc industriel des environs de Cincinnati, dans l’Ohio. Si UMplM introduisait en fraude des ovules bovins en Israël, ce n’était pas, comme l’avait révélé l’enquête, pour des raisons particulièrement charitables. On était remonté, par l’intermédiaire d’une douzaine de sociétés écrans, aux commanditaires d’UMplM : un consortium mêlant Églises afflictionnistes et dispensationnalistes à des groupes politiques marginaux de taille diverse. Tous partageaient une doctrine biblique commune extraite des Nombres (chapitre 19) et inférée de Matthieu et Timothée, à savoir que la naissance en Israël d’une génisse parfaitement rouge signalerait le second avènement de Jésus-Christ et le début de Son règne sur Terre.
L’idée n’avait rien de neuf. Des extrémistes juifs alliés croyaient que le sacrifice d’un veau rouge sur le mont du Temple marquerait l’avènement du Messie. Plusieurs attaques « veau rouge » s’étaient produites sur le Dôme du Rocher au cours des années précédentes, l’une d’elles avait même endommagé la mosquée Al-Aqsa et failli provoquer un conflit régional. Le gouvernement israélien s’était efforcé d’étouffer le mouvement, mais n’avait réussi qu’à le pousser dans la clandestinité.
Selon le journal télévisé, le Midwest et le sud-ouest américain comptaient plusieurs élevages bovins parrainés par UMplM, se consacrant tous tranquillement à précipiter l’Apocalypse. Ils avaient essayé d’engendrer un veau entièrement rouge sang, présumé supérieur aux nombreuses et décevantes génisses présentées comme candidates au cours des quarante dernières années.
Ces élevages s’étaient systématiquement soustraits aux inspections fédérales et aux protocoles de nourriture, au point de dissimuler un cas de SDCV qui avait traversé la frontière depuis Nogales. Les ovules infectés ont produit des reproducteurs dotés de nombreux gènes pour une robe rouge, mais la plupart des veaux ainsi venus au monde (dans un élevage du Néguev lié à UMplM) n’ont pas tardé à succomber de détresse respiratoire. Les cadavres avaient été enterrés discrètement, mais trop tard. L’infection s’était répandue au bétail adulte et à un certain nombre d’ouvriers agricoles.
L’affaire embarrassait l’administration américaine. La FDA, l’agence fédérale chargée entre autres de la sécurité sanitaire, avait déjà annoncé un réexamen de ses politiques tandis que la Sécurité intérieure avait gelé tous les comptes bancaires d’UMplM et délivrait des mandats à l’encontre des collecteurs de fonds afflictionnistes. On a vu des images d’agents fédéraux sortant d’immeubles anonymes avec des cartons remplis de documents et plaçant des scellés aux portes d’églises peu connues.
Le présentateur en a cité quelques-unes.
Dont le Tabernacle du Jourdain.
4 × 109 ap. J.-C.
Aux environs de Padang, nous avons changé de moyen de transport, abandonnant l’ambulance de Nijon au profit d’un véhicule particulier conduit par un Minang qui nous a déposés – Ibu Ina, Eng et moi – dans un parc de camionnage sur l’autoroute du littoral. Cinq énormes entrepôts au toit de tôle ondulée s’y dressaient sur une étendue de gravier noir, entre des cônes de ciment en vrac recouverts de bâches et un wagon-citerne rouillé immobilisé sur une voie de garage. Un petit bâtiment en bois surmonté d’une enseigne en anglais libellée Expéditions Bayur en constituait le bureau principal.
Les Expéditions Bayur, a indiqué Ina, étaient l’une des entreprises de son ex-mari Jala. Grassouillet, les joues pleines et rouges, celui-ci m’a fait penser, lorsqu’il est venu nous accueillir à la réception dans son complet jaune canari, à une chope « Toby » habillée pour les tropiques[9]. Ina et lui se sont enlacés à la manière des gens qui ont divorcé sans difficulté, puis Jala m’a serré la main et s’est baissé pour serrer celle d’Eng. Il m’a présenté à sa réceptionniste comme « un importateur d’huile de palme venu du Suffolk », au cas, j’imagine, où le Nouveau Reformasi l’interroge. Il nous a ensuite précédés jusqu’à sa BMW à pile à combustible, un modèle vieux de sept ans, et nous avons pris la direction de Teluk Bayur, Jala et Ina à l’avant, Eng avec moi à l’arrière.
Tout son argent, c’est à Teluk Bayur – le grand port en eau profonde au sud de Padang – que Jala l’avait gagné. Trente ans plus tôt, m’a-t-il raconté, ce n’était qu’un bassin de sable et de boue peu actif, avec de modestes services portuaires et un trafic sans surprise de charbon, d’huile de palme non raffinée et d’engrais. Le boom économique de la restauration nagari et l’explosion démographique de l’époque de l’Arc l’avaient transformé en port de premier plan, doté de quais et de mouillages de classe mondiale, d’un énorme complexe d’entrepôts, et de tant de commodités modernes que Jala lui-même a fini par se lasser de citer par tonnage tous les remorqueurs, hangars, grues et chargeurs. « Jala est fier de Teluk Bayur, a affirmé Ina. Il n’y a guère là-bas de hauts fonctionnaires qu’il n’ait corrompus.
— Personne de plus important que les Affaires générales, a rectifié Jala.
— Tu es trop modeste.
— Est-ce une tare de gagner de l’argent ? Je réussis trop bien ? C’est un crime que d’essayer de devenir quelqu’un ?
— Questions purement rhétoriques, bien entendu », a précisé Ina en penchant la tête.
J’ai demandé si nous nous rendions directement dans un navire mouillé à Teluk Bayur.
« Non, a répondu Jala. Je vous conduis à un endroit sûr que je connais sur les quais. On ne peut pas monter comme ça à bord prendre ses aises.
— Il n’y a pas de navire ?
— Bien sûr que si. Le Capetown Maru, un joli petit cargo. On est en train d’y charger du café et des épices, pour le moment. Une fois les cales pleines, les créances acquittées et les permis signés, la cargaison humaine montera à bord. En toute discrétion, j’espère.
— Et Diane ? Elle est à Teluk Bayur ?
— Elle y sera bientôt, a répondu Ina en adressant à son ex-mari un regard qui en disait long.
— Oui, bientôt », a confirmé Jala.
Si Teluk Bayur avait été un port commercial peu actif, il était devenu, comme tout port moderne, une ville en soi, une ville non de gens mais de cargaisons. Une clôture protégeait le port proprement dit, mais des activités auxiliaires s’étaient développées autour, à l’instar des bordels à l’extérieur d’une base militaire : des affaires d’import-export de moindre importance, des collectifs de transporteurs indépendants équipés de dix-huit roues retapés, des dépôts de carburant à l’étanchéité douteuse. Nous sommes passés devant tout cela sans ralentir. Jala nous voulait installés avant le coucher du soleil.
La baie de Bayur se présentait sous la forme d’un fer à cheval d’eau de mer huileuse, sur la rive duquel s’appuyait le chaos ordonné de commerces à grande échelle, avec les entrepôts d’importance primaire et secondaire, les dépôts tampon, les grues comme des mantes géantes se régalant du contenu des cales des porte-conteneurs amarrés. Nous nous sommes immobilisés devant une guérite, le long d’une clôture métallique. Jala a passé quelque chose au garde par la fenêtre de la voiture, un permis, un pot-de-vin, peut-être les deux. De la tête, l’homme lui a fait signe de passer et Jala lui a adressé un geste aimable avant de franchir la clôture. Il a suivi une ligne de citernes de gaz CPO et Avigas à une vitesse qui m’a semblé imprudente. « Je me suis arrangé pour que vous passiez la nuit ici, a-t-il dit. J’ai un bureau dans un des entrepôts du dock E. Il ne contient que du béton de masse : personne ne viendra vous déranger. Demain matin, j’amène Diane Lawton.