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Victor Segalen

Stèles

PREFACE

Victor Segalen

1878-1919

Né à Brest en 1878, Victor Segalen intègre en 1898 l 'École de Santé Navale de Bordeaux. Il soutient en 1902 une thèse de médecine, intitulée L'observation médicale chez les écrivains naturalistes.

Victor Segalen en 1905

Nommé médecin de deuxième classe, Segalen embarque au Havre pour Tahiti. Arrivé à Tahiti en 1903, il y apprend la mort de Gauguin. Il rassemble les derniers travaux de ce dernier.

En 1904, Segalen séjourne à Nouméa, où il rédige Les Immémoriaux, récit des derniers moments de la civilisation maorie, anéantie par les missionnaires et les colonisateurs. Il dénonce le tort causé à un peuple que l'on prive de ses mythes et de sa langue.

En 1905, lors d'une escale à Djibouti, Segalen interroge les témoins du passage de Rimbaud.

Victor Segalen en 1905

De retour en France, il épouse la fille d'un médecin brestois. Le couple aura trois enfants.

En 1906, Segalen rencontre Debussy auquel il soumet le livret d'un drame intitulé Siddharta. En 1907, il publie Les Immémoriaux. En 1908, il débute l'étude du chinois.

Reçu en 1909 à l'examen d'interprète, Victor Segalen obtient un détachement en Chine où, après avoir fait venir sa famille, il restera cinq ans.

Il rencontre à Pékin Maurice Roy, un Français de 19 ans qui s'exprime dans un chinois parfait et se prévaut de hautes relations au Palais. Ce personnage inspire à Segalen la substance d'un récit intitulé René Leys (posthume).

En 1913, Segalen publie Stèles. Il s'agit, selon ses vœux, d'une édition à la chinoise, tirée à 81 exemplaires, «chiffre qui correspond au nombre sacré (9x9) des dalles de la troisième terrasse du Temple du Ciel à Pékin»

Après avoir soigné la peste en Mandchourie, Segalen part en 1914 pour une mission archéologique officielle, consacrée aux monuments funéraires de la dynastie des Han. C'est l'expédition Segalen-Lartigue-De Voisins. Celle-ci poursuit un double but: archéologique et géographique (relevé topographique des régions mal connues). Segalen découvre le 6 mars la statue la plus ancienne de la statuaire chinoise (un cheval dominant un barbare). Il évoque cette mission dans Équipée, De Pékin aux marches tibétaines (textes posthumes).

Le 11 août 1914, la mission est interrompue par l'annonce de la guerre. Segalen revient en France. Il demande à être envoyé au front mais n'obtient qu'une nomination à l'Hôpital Maritime de Brest.

En 1915, il débute une correspondance avec Paul Claudel, à propos de la religion et de la foi.

Obtenant enfin son affection au front, il tombe malade à Dunkerque et doit être rapatrié sur l'arrière.

En 1916, il publie Peintures.

En 1917, Segalen retourne en Chine pour recruter des travailleurs. Il profite d'un congé sur place pour étudier les sépultures de la région de Nankin. Il comble ainsi une lacune de six siècles entre le style de Han et celui des Tang.

En 1918, de retour en France, il travaille au poème Tibet.

En 1919, Segalen tombe gravement malade, sans doute victime de la dépression qui l'affecte par épisodes depuis l'année 1900. «Je constate simplement que la vie s'éloigne de moi».

Le 23 mai, dans la forêt de Helgoat, on découvre son corps au pied d'un arbre. Non loin du corps, un exemplaire d'Hamlet.

La forêt de Helgoat

De son vivant, Victor Segalen n'a publié que trois livres: sous son nom, Stèles et Peintures; sous le pseudonyme de Max Anély, Les Immémoriaux. Le reste de l'œuvre est posthume.

Le tout constitue un ensemble splendide, mystérieux, profond. Dédaigneux de l'exotisme fin de siècle, Segalen forge pour dire l'étrangeté de la passion qui l'animait, le mot «exote»: exote, hors-là, ou le dépaysement radical.

AVANT PROPOS

Elles sont des monuments restreints à une table de pierre, haut dressée, portant une inscription. Elles incrustent dans le ciel de Chine leurs fronts plats. On les heurte à l'improviste: aux bords des routes, dans les cours des temples, devant les tombeaux. Marquant un fait, une volonté, une présence, elles forcent l'arrêt debout, face à leurs faces. Dans le vacillement délabré de l'Empire, elles seules impliquent la stabilité.

Épigraphe et pierre taillée, voilà toute la stèle, corps et âme, être au complet. Ce qui soutient et ce qui surmonte n'est que pur ornement et parfois oripeau.

Le socle se réduit à un plateau ou à une pyramide trapue. Le plus souvent c'est une tortue géante, cou tendu, menton méchant, pattes arquées recueillies sous le poids. Et l'animal est vraiment emblématique; son geste ferme et son port élogieux. On admire sa longévité: allant sans hâte, il mène son existence par-delà mille années. N'omettons point ce pouvoir qu'il a de prédire par son écaille, dont la voûte, image de la carapace du firmament, en reproduit toutes les mutations: frottée d'encre et séchée au feu, on y discerne, clairs comme au ciel du jour, les paysages sereins ou orageux des ciels à venir.

Le socle pyramidal est aussi noble. Il représente la superposition magnifique des éléments: flots griffus, à la base; puis rangées de monts lancéolés; puis le lieu des nuages, et sur tout, l'espace où le dragon brille, la demeure des Sages Souverains. – C'est de là que la Stèle se hausse.

Quant au faîte, il est composé d'une double torsade de monstres tressant leurs efforts, bombant leurs enchevêtrements au front impassible de la table. Ils laissent un cartouche où s'inscrit la dévolution. Et parfois dans les Stèles classiques, sous les ventres écailleux, au milieu du fourmillement des pattes, des tronçons de queues, des griffes et des épines: un trou rond, aux bords émoussés, qui transperce la pierre et par où l'œil azuré du ciel lointain vient viser l'arrivant.

*

Sous les Han, voici deux mille années, pour inhumer un cercueil, on dressait à chaque bout de la fosse de larges pièces de bois. Percées en plein milieu d'un trou rond, aux bords émoussés, elles supportaient les pivots du treuil d'où pendait le mort dans sa lourde caisse peinte. Si le mort était pauvre et l'apparat léger, deux cordes glissant dans l'ouverture faisaient simplement le travail. Pour le cercueil de l'Empereur ou d'un prince, le poids et les convenances exigeaient un treuil double et par conséquent quatre appuis.

*

Mille années avant les Han, sous les Tcheou, maîtres des Rites, on usait déjà du mot «Stèles» mais pour un attribut différent, et celui-là sans doute original. Il signifiait un poteau de pierre, de forme quelconque mais oubliée. Ce poteau se levait dans la grand'salle des temples, ou en plein air sur un parvis important. Sa fonction:

«Au jour du sacrifice, dit le Mémorial des Rites, le Prince traîne la victime. Quand le cortège a franchi la porte, le Prince attache la victime à la Stèle.» (Afin qu'elle attende paisiblement le coup.)

C'était donc un arrêt, le premier dans la cérémonie. Toute la foule en marche venait buter là. Tout les pas encore s'arrêtent aujourd'hui devant la Stèle seule immobile du cortège incessant que mènent les palais aux toits nomades.

Le Commentaire ajoute: «Chaque temple avait sa stèle. Au moyen de l'ombre qu'elle jetait, on mesurait le moment du soleil.»

Il en est toujours de même. Aucune des fonctions ancestrales n'est perdue: comme l'œil de la stèle de bois, la stèle de pierre garde l'usage du poteau sacrificatoire et mesure encore un moment; mais non plus un moment de soleil du jour projetant son doigt d'ombre. La lumière qui le marque ne tombe point du Cruel Satellite et ne tourne pas avec lui. C'est un jour de connaissance au fond de soi: l'astre est intime et l'instant perpétuel.