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A cet égard, le sommet fut atteint quand on passa du mois de février au mois de mars. Avancer le cadre rouge ne suffisait pas ce jour-là: il me fallait tourner, voire arracher la page de février.

Les employés des divers bureaux m'accueillirent comme on accueille un sportif. J'assassinais les mois de février avec de grands gestes de samouraï, mimant une lutte sans merci contre la photo géante du mont Fuji enneigé qui illustrait cette période dans le calendrier Yumimoto. Puis je quittais les lieux du combat, l'air épuisé, avec des fiertés sobres de guerrier victorieux, sous les banzaï des commentateurs enchantés.

La rumeur de ma gloire atteignit les oreilles de monsieur Saito. Je m'attendais à recevoir un savon magistral pour avoir fait le pitre. Aussi avais-je préparé ma défense:

– Vous m'aviez autorisée à mettre à jour les calendriers, commençai-je avant même d'avoir essuyé ses fureurs.

Il me répondit sans aucune colère, sur le ton de simple mécontentement qui lui était habitueclass="underline"

– Oui. Vous pouvez continuer. Mais ne vous donnez plus en spectacle: vous déconcentrez les employés.

Je fus étonnée de la légèreté de la réprimande. Monsieur Sâito reprit:

– Photocopiez-moi ça.

Il me tendit une énorme liasse de pages au format A4. Il devait y en avoir un millier.

Je livrai le paquet à l'avaleuse de la photocopiéuse, qui effectua sa tâche avec une rapidité et une courtoisie exemplaires. J'apportai à mon supérieur l'original et les copies.

Il me rappela:

– Vos photocopies sont légèrement décentrées, dit-il en me montrant une feuille. Recommencez.

Je retournai à la photocopieuse en pensant que j'avais dû mal placer les pages dans l'avaleuse. J'y accordai cette fois un soin extrême: le résultat fut impeccable. Je rapportai mon œuvre à monsieur Saito.

– Elles sont à nouveau décentrées, me dit-il.

– Ce n'est pas vrai! m'exclamai-je.

– C'est terriblement grossier de dire cela à un supérieur.

– Pardonnez-moi. Mais j'ai veillé à ce que mes photocopies soient parfaites.

– Elles ne le sont pas. Regardez.

Il me montra une feuille qui me parut irréprochable.

– Où est le défaut?

– Là, voyez: le parallélisme avec le bord n'est pas absolu.

– Vous trouvez?

– Puisque je vous le dis!

Il jeta la liasse à la poubelle et reprit:

– Vous travaillez à l'avaleuse?

– En effet.

– Voilà l'explication. Il ne faut pas se servir de l'avaleuse. Elle n'est pas assez précise.

– Monsieur Saito, sans l'avaleuse, il me faudrait des heures pour en venir à bout.

– Où est le problème? sourit-il. Vous manquiez justement d'occupation.

Je compris que c'était mon châtiment pour l'affaire des calendriers.

Je m'installai à la photocopieuse comme aux galères. A chaque fois, je devais soulever le battant, placer la page avec minutie, appuyer sur la touche puis examiner le résultat. Il était quinze heures quand j'étais arrivée à mon ergastule. A dix-neuf heures, je n'avais pas encore fini. Des employés passaient de temps en temps: s'ils avaient plus de dix copies à effectuer, je leur demandais humblement de consentir à utiliser la machine située à l'autre bout du couloir.

Je jetai un œil sur le contenu de ce que je photocopiais. Je crus mourir de rire en constatant qu'il s'agissait du règlement du club de golf dont monsieur Saito était l'affilié.

L'instant d'après, j'eus plutôt envie de pleurer, à l'idée des pauvres arbres innocents que mon supérieur gaspillait pour me châtier. J'imaginai les forêts du Japon de mon enfance, érables, cryptomères et ginkgos, rasées à seule fin de punir un être aussi insignifiant que moi. Et je me rappelai que le nom de famille de Fubuki signifiait «forêt».

Arriva alors monsieur Tenshi, qui dirigeait la section des produits laitiers. Il avait le même grade que monsieur Saito qui, lui, était directeur de la section comptabilité générale. Je le regardai avec étonnement: un cadre de son importance ne déléguait-il pas quelqu'un pour faire ses photocopies?

Il répondit à ma question muette:

– Il est vingt heures. Je suis l'unique membre de mon bureau à travailler encore. Dites-moi, pourquoi n'utilisez-vous pas l'avaleuse?

Je lui expliquai avec un humble sourire qu'il s'agissait des instructions expresses de monsieur Saito.

– Je vois, dit-il d'une voix pleine de sous-entendus.

Il parut réfléchir, puis il me demanda:

– Vous êtes belge, n'est-ce pas?

– Oui.

– Ça tombe bien. J'ai un projet très intéressant avec votre pays. Accepteriez-vous de vous livrer pour moi à une étude?

Je le regardai comme on regarde le Messie. Il m'expliqua qu'une coopérative belge avait développé un nouveau procédé pour enlever les matières grasses du beurre.

– Je crois au beurre allégé, dit-il. C'est l'avenir.

Je m'inventai sur-le-champ une opinion:

– Je l'ai toujours pensé!

– Venez me voir demain dans mon bureau.

J'achevai mes photocopies dans un état second. Une grande carrière s'ouvrait devant moi. Je posai la liasse de feuilles A4 sur la table de monsieur Saito et m'en allai, triomphante.

Le lendemain, quand j'arrivai à la compagnie Yumimoto, Fubuki me dit d'un air apeuré:

– Monsieur Saito veut que vous recommenciez les photocopies. Il les trouve décentrées.

J'éclatai de rire et j'expliquai à ma collègue le petit jeu auquel notre chef semblait s'adonner avec moi.

– Je suis sûre qu'il n'a même pas regardé mes nouvelles photocopies. Je les ai faites une par une, calibrées au millimètre près. Je ne sais pas combien d'heures cela m'a pris – tout ça pour le règlement de son club de golf!

Fubuki compatit avec une douceur indignée:

– Il vous torture!

Je la réconfortai:

– Ne vous inquiétez pas. Il m'amuse.

Je retournai à la photocopieuse que je commençais à connaîtrè très bien et confiai le travail à l'avaleuse: j'étais persuadée que monsieur Saito clamerait son verdict sans le moindre regard pour mon travail. J'eus un sourire ému en pensant à Fubuki: «Elle est si gentille! Heureusement qu'elle est là!»

Au fond, la nouvelle parade de monsieur Saito tombait à point: la veille, j'avais passé plus de sept heures à effectuer, une par une, les mille photocopies. Cela me donnait un alibi excellent pour les heures que je passerais aujourd'hui dans le bureau de monsieur Tenshi. L'avaléuse acheva ma tâche en une dizaine de minutes. J'emportai la liasse et je filai à la section des produits laitiers.

Monsieur Tenshi me confia les coordonnées de la coopérative belge:

– J'aurais besoin d'un rapport complet, le plus détaillé possible, sur ce nouveau beurre allégé. Vous pouvez vous asseoir au bureau de monsieur Saitama: il est en voyage d'affaires.

Tenshi signifie «ange»: je pensai que monsieur Tenshi portait son nom à merveille. Non seulement il m'accordait ma chance, mais en plus il ne me donnait aucune instruction: il me laissait donc carte blanche, ce qui, au Japon, est exceptionnel. Et il avait pris cette initiative sans demander l'avis de personne: c'était un gros risque pour lui.

J'en étais consciente. En conséquence, je ressentis d'emblée pour monsieur Tenshi un dévouement sans bornes – le dévouement que tout Japonais doit à son chef et que j'avais été incapable de concevoir à l'endroit de monsieur Saito et de monsieur Omochi. Monsieur Tenshi était soudain devenu mon commandant, mon capitaine de guerre: j'étais prête à me battre pour lui jusqu'au bout, comme un samouraï.