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– Est-ce que par hasard vous remettriez en cause la qualité du travail de monsieur Saitama?

– Absolument pas. Mais monsieur Saitama ne parle pas français et ne connaît pas la Belgique. Il aurait rencontré beaucoup plus d'obstacles qu'Amélie-san.

– Taisez-vous. Ce pragmatisme odieux est digne d'un Occidental.

Je trouvai un peu fort que cela soit dit sans vergogne sous mon nez.

– Pardonnez mon indignité occidentale. Nous avons commis une faute, soit. Il n'empêche qu'il y a un profit à tirer de notre méfait…

Monsieur Omochi s'approcha de moi avec des yeux terrifiants qui interrompirent ma phrase:

– Vous, je vous préviens: c'était votre premier et votre dernier rapport. Vous vous êtes mise dans une très mauvaise situation. Sortez! Je ne veux plus vous voir!

Je ne me le fis pas crier deux fois. Dans le couloir, j'entendis encore les hurlements de la montagne de chair et le silence contrit de la victime. Puis la porte s'ouvrit et monsieur Tenshi me rejoignit. Nous allâmes ensemble à la cuisine, écrasés par les injures que nous avions dû essuyer.

– Pardonnez-moi de vous avoir entraînée dans cette histoire, finit-il par me dire.

– De grâce, monsieur Tenshi, ne vous excusez pas! Toute ma vie, je vous serai reconnaissante. Vous êtes le seul ici à m'avoir donné ma chance. C'était courageux et généreux de votre part. Je le savais déjà au début, je le sais mieux depuis que j'ai vu ce qui vous est tombé dessus. Vous les aviez surestimés: vous n'auriez pas dû dire que le rapport était de moi.

Il me regarda avec stupéfaction:

– Ce n'est pas moi qui l'ai dit. Rappelez-vous notre discussion: je comptais en parler en haut lieu, à monsieur Haneda, avec discrétion: c'était ma seule chance de parvenir à quelque chose. En le disant à monsieur Omochi, nous ne pouvions que courir à la catastrophe.

– Alors c'est monsieur Saito qui l'a dit au vice-président? Quel salaud, quel imbécile: il aurait pu se débarrasser de moi en faisant mon bonheur – mais non, il a fallu qu'il…

– Ne dites pas trop de mal de monsieur Saito. Il est mieux que vous ne le pensez. Et ce n'est pas lui qui nous a dénoncés. J'ai vu le billet posé sur le bureau de monsieur Omochi, j'ai vu qui l'a écrit.

– Monsieur Saitama?

– Non. Faut-il vraiment que je vous le dise?

– Il le faut!

Il soupira:

– Le billet porte la signature de mademoiselle Mori.

Je reçus un coup de massue sur la tête:

– Fubuki? C'est impossible.

Mon compagnon d'infortune se tut.

– Je n'y crois pas! repris-je. C'est évidemment ce lâche de Saito qui lui a ordonné d'écrire ce billet – il n'a même pas le courage de dénoncer lui-même, il délègue ses délations!

– Vous vous trompez sur le compte de monsieur Saito: il est coincé, complexé, un peu obtus, mais pas méchant. Il ne nous aurait jamais livrés à la colère du vice-président.

– Fubuki serait incapable d'une chose pareille!

Monsieur Tenshi se contenta de soupirer à nouveau.

– Pourquoi aurait-elle commis une chose pareille? continuai-je. Elle vous déteste?

– Oh non. Ce n'est pas contre moi qu'elle l'a fait. En définitive, cette histoire vous nuit plus qu'à moi. Moi, je n'y ai rien perdu. Vous, vous y perdez des chances d'avancement pour très, très longtemps.

– Enfin, je ne comprends pas! Elle m'a toujours témoigné des marques d'amitié.

– Oui. Aussi longtemps que vos tâches consistaient à avancer les calendriers et à photocopier le règlement du club de golf.

– Il était pourtant invraisemblable que je lui prenne sa place!

– En effet. Elle ne l'a jamais redouté.

– Mais alors, pourquoi m'a-t-elle dénoncée? En quoi cela la dérangeait-il que j'aille travailler pour vous?

– Mademoiselle Mori a souffert des années pour obtenir le poste qu'elle a aujourd'hui. Sans doute a-t-elle trouvé intolérable que vous ayez une telle promotion après dix semaines dans la compagnie Yumimoto.

– Je ne peux pas le croire. Ce serait tellement misérable de sa part.

– Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'elle a vraiment beaucoup, beaucoup souffert pendant ses premières années ici.

– Et du coup, elle veut que je subisse le même sort! C'est trop lamentable. Il faut que je lui parle.

– Le croyez-vous vraiment?

– Bien sûr. Comment voulez-vous que les choses s'arrangent, si on n'en parle pas?

– Tout à l'heure, vous avez parlé à monsieur Omochi, quand il nous abreuvait d'injures. Avez-vous l'impression que les choses s'en sont trouvées arrangées?

– Ce qui est certain, c'est que si on ne parle pas, il n'y a aucune chance de régler le problème.

– Ce qui me paraît encore plus certain, c'est que si on en parle, il y a de sérieux risques d'aggraver la situation.

– Rassurez-vous, je ne vous mêlerai pas à ces histoires. Mais il faut que je parle à Fubuki. Sinon, j'en aurai une rage de dents.

Mademoiselle Mori accueillit ma proposition avec un air de courtoisie étonnée. Elle me suivit. La salle de réunion était vide. Nous nous y installâmes.

Je commençai d'une voix douce et posée:

– Je pensais que nous étions amies. Je ne comprends pas.

– Que ne comprenez-vous pas?

– Allez-vous nier que vous m'avez dénoncée?

– Je n'ai rien à nier. J'ai appliqué le règlement.

– Le règlement est-il plus important pour vous que l'amitié?

– Amitié est un bien grand mot. Je dirais plutôt «bonnes relations entre collègues».

Elle proférait ces phrases horribles avec un calme ingénu et affable.

– Je vois. Pensez-vous que nos relations vont continuer à être bonnes, suite à votre, attitude?

– Si vous vous excusez, je n'aurai pas de rancune.

– Vous ne manquez pas d'humour, Fubuki.

– C'est extraordinaire. Vous vous conduisez comme si vous étiez l'offensée alors que vous avez commis une faute grave.

J'eus le tort de sortir une réplique efficace:

– C'est curieux. Je croyais que les Japonais étaient différents des Chinois.

Elle me regarda sans comprendre. Je repris:

– Oui. La délation n'a pas attendu le communisme pour être une valeur chinoise. Et encore aujourd'hui, les Chinois de Singapour, par exemple, encouragent leurs enfants à dénoncer leurs petits camarades. Je pensais que les Japonais, eux, avaient le sens de l'honneur.

Je l'avais certainement vexée, ce qui constituait une erreur de stratégie.

Elle sourit:

– Croyez-vous que vous soyez en position de me donner des leçons de morale?

– A votre avis, Fubuki, pourquoi ai-je demandé à vous parler?

– Par inconscience.

– Ne pouvez-vous imaginer que ce soit par désir de réconciliation?

– Soit. Excusez-vous et nous serons réconciliées.

Je soupirai:

– Vous êtes intelligente et fine. Pourquoi faites-vous semblant de ne pas comprendre?

– Ne soyez pas prétentieuse. Vous êtes très facile à cerner.

– Tant mieux. En ce cas, vous comprenez mon indignation.

– Je la comprends et je la désapprouve. C'est moi qui avais des raisons d'être indignée par votre attitude. Vous avez brigué une promotion à laquelle vous n'aviez aucun droit.

– Admettons. Je n'y avais pas droit. Concrètement, qu'est-ce que cela pouvait vous faire? Ma chance ne vous lésait en rien.