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– J'ai vingt-neuf ans, vous en avez vingt-deux. J'occupe mon poste depuis l'an passé. Je me suis battue pendant des années pour l'avoir. Et vous, vous imaginiez que vous alliez obtenir un grade équivalent en quelques semaines?

– C' est donc ça! Vous avez besoin que je souffre. Vous ne supportez pas la chance des autres. C'est puéril!

Elle eut un petit rire méprisant:

– Et aggraver votre cas comme vous le faites, vous trouvez que c'est une preuve de maturité? Je suis votre supérieure. Croyez-vous avoir le droit de me parler avec cette grossièreté?

– Vous êtes ma supérieure, oui. Je n'ai aucun droit, je sais. Mais je voulais que vous sachiez combien je suis déçue. Je vous tenais en si haute estime.

Elle eut un rire élégant:

– Moi, je ne suis pas déçue. Je n'avais pas d'estime pour vous.

Le lendemain matin, quand j'arrivai à la compagnie Yumimoto, mademoiselle Mori m'annonça ma nouvelle affectation:

– Vous ne changez pas de secteur puisque vous travaillerez ici même, à la comptabilité.

J'eus envie de rire:

– Comptable, moi? Pourquoi pas trapéziste?

– Comptable serait un bien grand mot. Je ne vous crois pas capable d'être comptable, dit-elle avec un sourire apitoyé.

Elle me montra un grand tiroir dans lequel étaient entassées les factures des dernières semaines. Puis elle me désigna une armoire où étaient rangés d'énormes registres qui portaient chacun le sigle de l'une des onze sections de Yumimoto.

– Votre travail sera on ne peut plus simple et donc tout à fait à votre portée, m'expliqua-t-elle avec une expression pédagogique. Vous devrez d'abord classer les factures par ordre de date. Ensuite, vous déterminerez pour chacune de quelle section elle dépend. Prenons par exemple celle-ci: onze millions pour de l'emmenthal finlandais – tiens, quel amusant hasard, c'est la section produits laitiers. Vous prenez le facturier DP et vous recopiez, dans chaque colonne, la date, le nom de la compagnie, le montant. Quand les factures sont consignées et classées, vous les rangez dans ce tiroir-là.

Il fallait reconnaître que ce n'était pas difficile. Je manifestai mon étonnement:

– Ce n'est pas informatisé?

– Si: à la fin du mois, monsieur Unaji introduira toutes les factures dans l'ordinateur. Il lui suffira alors de recopier votre travaiclass="underline" cela lui prendra très peu de temps.

Les premiers jours, j'avais parfois des hésitations quant au choix des facturiers. Je posais des questions à Fubuki qui me répondait avec une politesse agacée:

– Reming ltd, qu'est-ce que c'est?

– Métaux non ferreux. Section MM.

– Gunzer GMBH, c'est quoi?

– Produits chimiques. Section CP.

Très vite, je connus par cœur toutes les compagnies et les sections desquelles elles ressortissaient. La tâche me parut de plus en plus facile. Elle était d'un ennui absolu, ce qui ne me déplaisait pas, car cela me permettait d'occuper mon esprit à autre chose.

Ainsi, en consignant les factures, je relevais souvent la tête pour rêver en admirant le si beau visage de ma dénonciatrice.

Les semaines s'écoulaient et je devenais de plus en plus calme. J'appelais cela la sérénité facturière. II n'y avait pas tant de différence entre le métier de moine copiste, au Moyen Âge, et le mien: je passais des journées entières à recopier des lettres et des chiffres. Mon cerveau n'avait jamais été aussi peu sollicité de toute sa vie et découvrait une tranquillité extraordinaire. C'était le zen des livres de comptes. Je me surprenais à penser que si je devais consacrer quarante années de mon existence à ce voluptueux abrutissement, je n'y verrais pas d'inconvénient.

Dire que j'avais été assez sotte pour faire des études supérieures. Rien de moins intellectuel, pourtant, que ma cervelle qui s'épanouissait dans la stupidité répétitive. J'étais vouée aux ordres contemplatifs, je le savais à présent. Noter des nombres en regardant la beauté, c'était le bonheur.

Fubuki avait bien raison: je me trompais de route avec monsieur Tenshi. J'avais rédigé ce rapport pour du beurre, c'était le cas de le dire. Mon esprit n'était pas de la race des conquérants, mais de l'espèce des vaches qui paissent dans le pré des factures en attendant le passage du train de la grâce. Comme il était bon de vivre sans orgueil et sans intelligence. J'hibernais.

A la fin du mois, monsieur Unaji vint informatiser mon travail. Il lui fallut deux jours pour recopier mes colonnes de chiffres et de lettres. J'étais ridiculement fière d'avoir été un efficace maillon de la chaîne.

Le hasard – ou fut-ce le destin? – voulut qu'il gardât pour la fin le facturier CP. Comme pour les dix premiers livres de comptes, il commença par tapoter son clavier sans broncher. Quelques minutes plus tard, je l'entendis s'exclamer!

– Je n'y crois pas! Je n'y crois pas!

Il tourna les pages avec de plus en plus de frénésie. Puis il fut pris d'un fou rire nerveux qui peu à peu se mua en une théorie de petits cris saccadés. Les quarante membres du bureau géant le regardèrent avec stupéfaction.

Je me sentais mal.

Fubuki se leva et courut jusqu'à lui. Il lui montra de très nombreux passages du facturier en hurlant de rire. Elle se retourna vers moi. Elle ne partageait pas l'hilarité maladive de son collègue. Blême, elle m'appela.

– Qu'est-ce que c'est? me demandat-elle sèchement en me montrant l'une des lignes incriminées.

Je lus:

– Eh bien, c'est une facture de la GMBH qui date de…

– La GMBH? La GMBH! s'emporta-t-elle.

Les quarante membres de la section comptabilité éclatèrent de rire. Je ne comprenais pas.

– Pouvez-vous m'expliquer ce qu'est la GMBH? demanda ma supérieure en croisant les bras.

– C'est une société chimique allemande avec laquelle nous traitons très souvent.

Les hurlements de rire redoublèrent.

– N'avez-vous pas remarqué que GMBH était toujours précédé d'un ou plusieurs noms? continua Fubuki.

– Oui. C'est, j'imagine, le nom de ses diverses filiales. J'ai jugé bon de ne pas encombrer le facturier avec ces détails.

Même monsieur Saito, tout coincé qu'il fût, laissait libre cours à son hilarité grandissante. Fubuki, elle, ne riait toujours pas. Son visage exprimait la plus terrifiante des colères contenues. Si elle avait pu me gifler, elle l'eût fait.

D'une voix tranchante comme un sabre, elle me lança:

– Idiote! Apprenez que GMBH est l'équivalent allemand de l'anglais ltd, du français S.A. Les compagnies que vous avez brillamment amalgamées sous l'appellation GMBH n'ont rien à voir les unes avec les autres! C'est exactement comme si vous vous étiez contentée d'écrire ltd pour désigner toutes les compagnies américaines, anglaises et australiennes avec lesquelles nous traitons! Combien de temps va-t-il nous falloir pour rattraper vos erreurs?

Je choisis la défense la plus bête possible:

– Quelle idée, ces Allemands, de choisir un sigle aussi long pour dire S.A.!

– C'est ça! C'est peut-être la faute des Allemands, si vous êtes stupide?

– Calmez-vous, Fubuki, je ne pouvais pas le savoir…

– Vous ne le pouviez pas? Votre pays a une frontière avec l'Allemagne et vous ne pouviez pas savoir ce que nous, qui vivons à l'autre bout de la planète, nous savons?

Je fus sur le point de dire une horreur que, grâce au Ciel, je gardai pour moi: «La Belgique a peut-être une frontière avec l'Allemagne mais le Japon, pendant la dernière guerre, a eu bien plus qu'une frontière en commun avec l'Allemagne!»

Je me contentai de baisser la tête, vaincue.