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— Une bagnole flanquée de deux motards est devant votre immeuble. A Villacoublay, un Mirage 20 vous attend, et une seconde voiture également escortée de motards vous prendra en charge à Marseille Marignane. A midi, sauf imprévu, vous devez pouvoir vous attabler au Pompon Rouge, dont la spécialité, je vous le signale, est la « bourride ».

Comme il achève ses mots, la porte s'entrouvre sur la frime brumeuse de Pinuche, le mégot du morninge au bec.

— Salut, fait l'ancêtre, quelque chose de particulier, aujourd'hui ?

Au lieu de répondre, je demande au Vieux :

— Vous me permettez d'emmener Pinaud avec moi ?

— Carte blanche, mon petit vieux : filez vite.

Je raccroche.

— En route ! je lance à la Vieillasse.

— Où allons-nous ?

— Bouffer une bourride à Marseille.

Le débris prend un air angoissé et se met à palper fébrilement ses poches.

— C'est bien ma veine, bougonne-t-il, j'ai oublié mes lunettes !

— Pourquoi fiche, tes lunettes ?

— Bé, à cause des arêtes !

— CHAPITRE HIDEUX —

— Ça y est : je viens de m'en planter une, il me fait comme ça, l'Extasié. Tu la vois pas ?

Et de me produire un orifice malaisé, aux teintes sournoises et mouvantes, encombré d'aliments mastiqués, de brins de tabac, de mauvais dentier exécuté au rabais et d'expectorations non expectorées.

Je détourne mon regard de cette sanie.

Assure formellement que je n'aperçois rien qui ressemble à une arête et qu'en tout état de cause une bouchée de mie de pain aura raison de l'intruse.

Cher Pinuche ! Frêle émanation humaine, si tendre et si apitoyable…

Je ressens une immense tendresse pour mon pote le gisant. A travers sa radote, on devine une intelligence affirmée, mais qui vacille un peu comme la flamme d'une chandelle dans un courant d'air. Sa conversation est aussi fastidieuse que la lecture d'un horaire des chemins de fer de la Mongolie extérieure ; sa figure plus grise que le linge d'un hôtel bulgare de dernière catégorie ; son regard aussi intense, aussi dru qu'un yaourt renversé dans une assiette à potage ; ses traits plus flous que la radiographie d'un invertébré. Et pourtant, oui, pourtant, César Pinaud possède une forte personnalité. Il s'affirme comme le talent de Seurat, à travers des grisailles judicieuses, des opacités mouvantes, des ombres dont le mystère a de l'éloquence.

La bourride du Pompon Rouge n'a pas volé sa réputation. Bien que riche en ail, elle recèle des subtilités enchanteresses dont mes papilles sont éblouies.

L'établissement est agréable. C'est la boîte à poissons marseillaise typique, avec des fresques marines peintes à cru sur les murs et doucement voilées de filets de pêche. Un énorme béret de la Marine Nationale, au pompon lumineux, justifie l'enseigne de la maison. Celle-ci ne comporte qu'une dizaine de tables et toutes sont occupées. L'on y détecte du touriste averti, de l'homme d'affaires phocéen et quelques couples d'amoureux auxquels le lit ne fait pas oublier la table.

Ça bouillabaisse et bourride donc à tout-va dans des fragrances d'ailloli, tandis que le « Cassis » coule à flot et que des éclats de voix riches en métaphores réussissent à chanter malgré leur chargement de points d'exclamation.

L'Ineffable lutte toujours avec son arête, la mie prescrite n'étant pas parvenue à l'en débarrasser. Du pouce et de l'index opposés en tenaille, il fourrage dans sa bouche, inlassablement.

— Tu devrais aller faire ça aux chiches, lui conseillé-je, en constatant qu'il devient le point de mire des convives ; peut-être que face à une glace tu aurais davantage de réussite ?

A quoi il m'oppose que « comment veuillé-je qu'il puisse apercevoir dans une glace quelque chose fiché dans sa bouche alors qu'il n'a pu voir ce quelque chose à bout portant dans son assiette ? »

C'est pertinent, mais la décence oblige et, sur mes instances, il s'éclipse.

Depuis une bonne plombe que nous sommes installés au Pompon Rouge, j'ai eu le temps d'examiner la clientèle. Celle qui est déjà partie, comme celle qui vient d'arriver. Tout le monde me paraît du meilleur aloi.

Alors, moi, San-Antonio, homme de grande réflexion, je me demande si quatre motards, deux DS avec chauffeur et un Mirage 20 et son équipage n'ont pas été mobilisés uniquement pour que Pinaud vienne se foutre une arête de poissecaille dans le corgnolon. M'est avis que le Vioque a pris cette lettre anonyme un peu vite au sérieux. Il aurait demandé à la P.J. marseillaise de dépêcher ici l'un de ses représentants « à toutes fins utiles », la République Française, Deux et Divisible, aurait réalisé une gentille économie, sans parler de l'essence qui continue de grimper !

Je rêvasse en savourant ma bourride. Un type morose, flanqué d'une épouse obèse, lit le journal pendant que sa gonzière empiffre[1]. Comme il ligote la dernière page du baveux, je peux, moi, lire les titres de la première. Et ça me croqueville le moral, tout ça, ces cons, la manière qu'ils bricolent la France, le monde depuis pas mal de temps. La façon assassine de gérer et de laisser faire. Cette faillite imbécile, pour une poignée de nœuds en belliquance, merde ! Que c'est pourtant pas faute que j'leur crie casse-couille, mézigue, du haut de ma tribune en caisses à savons, depuis tant d'années déjà : tu peux les reprendre, relire, c'est écrit dedans, tout bien, exactement comme ça s'opère. Et la suite aussi, si t'es pressé. Tout bien, jusqu'au bout final, inéluctable. Avec leur naninana à la gomme, tas de raclures miséreuses. Oh, Dieu, tous ces incapables qu'ont voulu capable et puis voilà, et puis ça y est !

Les rois des cons, tu veux savoir ? Armstrong et ses potes ! Revenir de la lune quand on a la chance de pouvoir y aller ! Faut en avoir une couche ! Ils ont belle mine à présent, les cosmonouilles de mes deux côtes à briffer leurs hamburgers entre deux Coca ! Moi, j'aurais eu leur chance, comment je leur tirais un bras d'honneur aux dégourdis de la Nasa, de là-haut, au moment de la remise à feu. Go home ? Tiens, fume ! A moi la mer des Sérénités, en échange, je leur faisais cadeau de l'Atlantique, du Pacifique, du lac du Bourget, tout le chenil ! Comment je me naturalisais lunien ! Même que je n'aurais eu d'autonomie que pour deux trois jours, ça valait la peine de les envoyer chez Plumeau, les terre-à-terriens ! Je me filais en boule dans mon petit cratère et je regardais le clair de terre, peinard, en pensant à leurs cosmiques conneries auxquelles je venais d'échapper. Oh, mince, j'en frissonne du baba à imaginer ce formide instant de complète liberté, de solitude réelle. Ça, Armstrong, si un jour je le rencontre, il peut compter que je me déculotterai, pour lui montrer la lune une dernière fois.

Et voilà que, tandis que je gamberge, la salle s'assombrit. Pourtant il faisait un soleil à tout casser sur le Prado quand je suis arrivé. Tu penses que c'est le mistral qui rabat des nuages ?

Je regarde en direction de la rue, et j'avise que le rideau de fer du magasin est en train de descendre. Il est déjà à moitié baissé. On ne voit personne, mais on perçoit le grincement de la manivelle.

Les conversations s'arrêtent. Les gens se dévisagent. Tiens, on ne voit plus de loufiat dans la salle. Y ne reste plus que le patron derrière sa caisse. Un belle tronche, ce gusman : deux cent quarante livres de graisse et des mentons gigognes. Lui aussi, il regarde descendre le rideau. Des gouttes de sueur grosses comme des larmes de tentures mortuaires lui goulinent sur la frite. Je pige la raison de sa passivité, en découvrant quelqu'un derrière son dos (ou devant, selon l'idée qu'on se fait de la chose). Il s'agit d'un jeune gars frisé, vêtu d'un maillot rayé de mataf, comme les deux serveurs du restaurant, et coiffé d'un béret à pompon. Probable qu'il a dû dire ce qu'il fallait au taulier, car celui-ci ne bronche pas davantage qu'un crapaud naturalisé.

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1

Oui, je sais. Mais si ça me fait plaisir de ne pas écrire « s'empiffre », hein ? Transitif, mes fesses !